Note #2 : Royale
Penser à faire un OS.
Ils sont quatre.
Quatre piliers vacillants, troubles et ondulants comme des flammes colorées dans l'air moite du hangar, sous le ciel de fer qui compresse leurs espoirs.
Ils sont quatre.
Quatre naufragés au cœur en berne, résolus à oublier ce qui les constitue dans la sueur et les larmes. Quatre damnés, quatre âmes errantes sans raison d'exister qui tentent de tromper la mort entre la foule.
Dans le coin rouge, la plus jeune. Elle ne devrait pas être dehors à cette heure-ci, quand les remugles de poubelles sous la canicule montent jusque aux fenêtres et que les rats éventrent les sacs plastiques pour en tirer de quoi vivre, quand la ville est enveloppée du brouillard jaune des lampadaires et que les plantes font onduler les murs. Elle porte de longs cheveux sales, un pantalon qui l'est encore plus et son regard est dur, vitreux et opaque comme une fenêtre encrassée. Sa main est serrée sur une simple Hyper Ball insignifiante, couverte de traces de doigts, et une odeur de parfum cher monte de sa veste en cuir. Dans la foule, personne ne sait comment elle en est arrivée là. Ils ne viennent que pour le spectacle.
Dans le coin bleu, un jeune arrogant. Il joue avec sa mèche et les manches de son costume immaculé, ses ongles manucurés soigneusement fermés autour d'une Luxe Ball qui brille sous les projecteurs. Dans la lumière crue, sa peau semble lisse et ses cheveux fondus d'un bloc. Il tapote du bout de sa chaussure de cuir sur le ring, impatient d'empocher ce pour quoi il risque sa réputation. Il aime s'amuser, cela se devine à son sourire. Réflexion faite, il n'aime pas s'amuser. Il préfère gagner.
Dans le coin vert, un roc solide au cou en pylône et aux mains épaisse comme son esprit, qui balance négligemment une sombre ball couverte d'entailles pour la rattraper entre deux doigts graisseux. Ses yeux porcins se posent parfois sur la jeune femme, parfois sur la foule qui le siffle et lui jette des pièces en répétant son surnom de vainqueur. Jusque à hier, il était le patron. Aujourd'hui, il compte bien reprendre ses droits.
Dans le coin jaune, enfin, s'avance une femme d'âge mur, à la tignasse crépue et à la prestance démise, qui courbe l'échine sous les invectives du public. Ses lunettes sont sales de brume et de buée, chacun de ses pas semble lourd et elle traine péniblement un cabas qui tombe dans son coin avec fracas. Ses lèvres tremblent, tandis que la foule dissèque impitoyablement chaque détail de sa misère, de ses bottines dépareillées à sa simple Rapide Ball décolorée par les embruns.
La foule les acclame. C'est une entité tentaculaire, monstrueuse, à mille têtes et mille mains qui crépite comme un incendie, se mouvoit comme un tsunami et siffle comme une bourrasque, prête à déchiqueter les combattants pour peu qu'une faiblesse se montre.
Des projectiles fusent de partout ; des fruits, beaucoup, qui fendent la moiteur de l'air comme des météores pourris pour finalement répandre leur jus visqueux sur un ring déjà sale ; mais aussi de petites pièces tintinnabulantes, des lambeaux de vêtements aux teintes passées et des morceaux de viande avariés, comme l'on nourrirait des bêtes sauvages. Elle tape du pied pour exciter les combattants. C'est à qui exploseras le premier.
Visiblement, aucun d'eux ne veut céder. Alors, la pression augmente, la foule scande des noms inventés pour chaque couleur, gommant un peu plus l'humain pour l'animal. Rougeole tente de garder la tête haute, mais ses couleurs palissent à chaque seconde passée dans la touffeur du hangar, sous les huées de la foule qui lui envoie désormais des colliers de fleurs pourries dont le parfum sucré lui donne la nausée. Le jeune riche consulte sa montre d'un air détaché, mais son corps est tendu comme un arc et le rouge lui monte aux joues. L'homme-montagne frappe du pied et du poing sur le matelas dur, teste la détente des cordes et crache sur les projecteurs pour le plus grand plaisir de la foule, tandis que La Ménagère semble sur le point de vomir, ayant reçu le contenu d'une bouteille de lait et d'un paquet de miettes sur la tête. La foule fait monter des vagues d'horreur dans l'air pour tenter de changer les hommes en bêtes.
C'est le Richard qui craque le premier ; d'un geste saccadé, brusque et presque désarticulé, un rictus douloureux sur sa peau trop lisse, il envoie son partenaire sur le ring.
Le pokémon déchaine la liesse de la foule ; son corps blanc brille intensément sous la lumière crue, les perles de sa chevelure accrochent les projecteurs et ses écailles bleutées renvoient l'arc-en-ciel des flashs, colorant les murs et le toit du hangar de paillettes cobalt et azur qui dansent au rythme de sa respiration ; ses voiles ondulent doucement dans l'air brulant et son museau pointu se dresse fièrement pour toiser la foule.
Rougeole s'y met alors, craquant la seconde. Le petit météore se niche au creux du brouhaha, son noyau indigo rebondissant sur les courants agités de l'atmosphère sauvage, ses pupilles tournoyantes chatoyant sous la lumière.
L'Homme-Montagne décide de rejoindre la bataille ; le ring s'affaisse lorsque son partenaire se matérialise. C'est une montagne musculeuse, à la peau grise et épaisse, aux écailles dorées qui cliquètent dans un boucan abrutissant. Ses griffes lacèrent sans effort la bâche du ring, et ses pattes secouent jusque au gradins. Le partenaire de Rougeole tombe à terre lorsque son rugissement déchire la toile humide de l'air ambiant.
La Ménagère est la dernière à céder. Sa partenaire pirouette un instant sur la toile, gracile, presque figée, son calice rebondi et ses feuilles épaisses, ses grands yeux innocents pollués par la foule et surtout le parfum fleuri qu'elle diffuse dans l'air ne parviennent pourtant pas à faire oublier la laideur du monde à sa propriétaire, qui daigne laisser couler une perle sur sa joue brune.
Les quatre pokémons se jaugent du regard, leurs prunelles colorées balayant le hangar de faisceaux brillants. Si leurs écailles sont abimées, leurs fourrures ternes et leurs crocs jaunis, si leurs côtes pointent sous leur peau, la récompense du combat devrait y remédier. Elle trône bien en évidence dans une sacoche de cuir à boucle factice, au sommet des gradins, entourées de foule comme une perle dans son huître.
Une étincelle flotte dans l'air, prête à s'abattre sur les pokémons qui se grognent dessus en se tournant autour sans réellement chercher à se battre. Un chant sauvage et bestial monte de la foule, rugit d'échos entre les parois de fer, fait vibrer les caisses et tend les cordes, alors qu'une pluie de petite monnaie s'abat sur le ring désormais couvert d'offrandes en tout genre. L'étincelle de rage vient tournoyer un instant autour du dragon, de la fée au calice, de la sirène et du météore, elle descend le long de la nuque du Richard qui tente, en vain, de réprimer cette folie qui lui monte à la tête. Folie, c'est le mot. Cette rage bestiale excitée par la foule, dont le rythme semble désormais s'imprimer dans l'air, pulsant entre les cœurs des combattants et de leurs partenaires.
Le Richard ouvre la bouche, peut-être pour ordonner à son pokémon d'attaquer, peut-être pas. Il est interrompu par un puissant jet de lumière, qui envoie voler la porte comme du carton et éjecte le dragon droit contre le mur qui lui fait face, laissant une profonde trace de brulure sur le sol. Tout le monde se tait.
Seconde déflagration, plus puissante, qui vient exploser une demi-douzaine de projecteurs, plongeant ainsi le hangar dans une obscurité puante. Quelques murmures tentent de crever la bulle malsaine qui, déjà, noie la foule dans sa stupéfaction. Les pièces et les fruits cessent de pleuvoir alors que trois personnes suivent le chemin des combattants.
Les deux premiers sont jeunes ; ils ont la démarche élastique et la silhouette longiligne, portent des foulards et de lourdes chaines d'argent qui scintillent dans la pénombre et font bien résonner le claquement de leurs semelles sur la piste. Un autre bruit les accompagne. Un raclement de fer.
Les barres sont fines, faites d'un métal sombre taché de brun, recourbée en leur bout et surtout, elles paraissent mortellement lourdes. Pendant un bon moment, seul leur grincement vient troubler le silence, leur hurlement suraigu contre le bitume sale. La monnaie jetée par les spectateurs brille sous le dernier spot encore allumé.
La femme s'avance nonchalamment vers lui, tandis que son compagnon imprime deux yeux cobalt sur une foule médusée, tapotant son arme contre sa paume calleuse dans un geste on ne peut plus explicite. Soudain, un bris de verre, un éclair, et le noir complet se dilue comme de l'encre dans le hangar, engloutissant férocement la foule, les combattants, et les trois arrivants. La rumeur se reprend, interloquée mais décidée à ne pas céder face à l'intimidation lancée par ces voyous, ces racailles…
… ces gosses.
Un arc scintillant brille dans l'obscurité tandis que la barre décrit une large courbe, comme un croissant de lune, avant de s'abattre. Un hurlement strident déchire le tissu velouté de l'air, tandis qu'un craquement sinistre vient ponctuer un second coup. Nouveau silence.
Second crépitement, qui prend de l'ampleur, jusque à devenir insupportable. Tout à coup, un Flash de lumière fait exploser la pénombre, une lumière crue, dure, blanche et tranchante qui expose nettement les combattants.
Ils sont quatre.
Quatre piliers vacillants, troubles et ondulants comme des flammes colorées dans l'air moite du hangar, sous le ciel de fer qui compresse leurs espoirs.
Ils sont quatre.
Quatre naufragés au cœur en berne, résolus à oublier ce qui les constitue dans la sueur et les larmes. Quatre damnés, quatre âmes errantes sans raison d'exister qui tentent de tromper la mort entre la foule.
Dans le coin rouge, le plus jeune. Personne ne sait ce qu'il fait ici. Les autres l'appellent l'homme de main, un joli mot pour dire exécuteur. Eux-mêmes ne savent pas qui il est, les risques qu'ils prennent. Ils ne savent pas l'erreur qu'ils ont commise de lâcher ce monstre sur un ring, avec à la clé la liberté et au ventre la rage. Ils n'ont pas conscience de la bête sauvage à qui ils ont donné quartier libre, de la folie furieuse qui va embraser la foule et réduire à néant d'autres âmes en peine. Ils ne le sauront pas, parce qu'ils n'en réchapperont pas non plus. Ce soir, le gosse rentreras seul.
Son partenaire se matérialise. Eux ne savaient pas les risques qu'ils prennent en libérant une telle colère ; ils en feront les frais les derniers. Pour l'instant, il a une Bataille à remporter.
Article ajouté le Mercredi 16 Décembre 2020 à 14h18 |
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