Par une nuit sans lune [texte]
Il était assis le long de la fenêtre, un feu rougeoyant près de lui. L’ombre de son fauteuil s’étirait jusqu’à la porte de la bibliothèque demeurée ouverte, comme une irritante possibilité d’intrusion. Le velours noir du fauteuil semblait être une extension de la nuit noire qui régnait au-dehors.
Pas un son, pas une note ni une mélodie ne résonnait dans cette pièce chaleureuse, seul le bruyant crépitement du bois contraint de subir la torture d’une lente désintégration dans les flammes. Les ouvrages cerclaient la pièce et ne laissaient plus paraître les murs blancs. Leur âge ancien se voyait dans la reliure décrépie qui était la leur ; ils n’avaient cependant pas perdu de leur majesté, et les lettres de leurs titres dansaient au rythme des flammes de l’âtre.
Plongé dans son histoire, il ne voyait pas grand-chose d’autre que les mots parfaitement alignés sur les pages qui défilaient sous ses yeux. Encre noire sur papier blanc, la lecture n’était-elle pas en réalité le reflet de la réalité binaire qui régit la représentation des humains ? Incapables de ne pas s’empêcher de penser « ici il y a une répétition » ou « ici il n’y en a pas », incapables de se laisser bercer par le doux flot mélodieux des mots.
C’était pour le moins évident qu’il ne comprenait pas vraiment ce qu’il lisait. Les mots le traversaient, et ils instauraient en lui comme un ruisseau calme qui apaisait ses tracas quotidiens. Sa femme, ses enfants, sa vie, son entreprise, le chômage, les morts, les Mores, rien de tout cela ne le préoccupait plus. Il était tout entier à son occupation majeure : laisser cette rivière de mots quitter son lit mineur, pour emporter avec elle les problèmes de sa vie.
Il se disait, ce brave homme, que la littérature n’était peut-être au final qu’un moyen de ne plus se prendre la tête. Que la tête, on se la prenait beaucoup trop, et qu’on gagnerait bien à la laisser tranquille. Pourquoi écrire ? Enfin, surtout, à quoi bon lire quand mille autres activités vous tendent les bras ? Rester passif, idiot, se laisser influencer par un auteur qui était sûrement un sale type, ne pas réussir à prendre du recul, ou verser dans le relativisme absolu à force de lectures différentes… A quoi bon ?
La lecture ne vous happe d’ailleurs pas tant que ça, car si un torrent d’idées peut vous laver l’esprit, il faudra prendre garde à garder son identité et ne pas se sentir outrageusement capturé par un personnage pour lequel on aurait éprouvé une trop grande fascination ; cela était arrivé à un homme tel que le vieux Don Cuissarde, que vous connaissez sûrement.
Un texte peut être à la croisée des mondes, à la croisée des genres, à la croisée des temps, à la croisée des cultures… Il n’empêche qu’il devrait un jour sérieusement faire la croix sur sa prétention à l’universalité ! Clouté et enfermé dans le cadre qu’il a au préalable défini, contraint dans sa logique, réduit au besoin impérial de continuité qui ne romprait pas le lien entre un auteur et son lecteur, un texte est définitivement ce qu’il y a de plus restrictif au monde.
On pourrait le comparer à cet homme dans son fauteuil, perdu à lire un livre dont le titre est caché dans l’ombre. Il est devenu sourd depuis qu’il a commencé à lire. Muet comme une tombe, et c’était à se demander si ce pauvre hère, diablement figé, n’était pas mort, lui qui ne disait mot.
Le détail de ses yeux, hagards, fixes et particulièrement sombres, était une porte ouverte sur son âme de statue, sa stature ne lui permettant pas d’empêcher les maux de l’histoire dont il s’imprégnait de le pénétrer sans ménagement. On dit des yeux qu’ils sont les miroirs de l’âme, que diable, il faudrait préciser de l’âme de qui ! Peut-être qu’en temps normal, l’adage s’applique à l’âme de celui dont il est question… Mais lorsqu’il est enterré dans une histoire envoûtante, peut-être que les yeux ne sont plus que le miroir de la personnalités des personnages à qui ils donnent vie ?
Une phrase complexe, une autre un peu moins ; alternance entre phrase courte et phrase longue ; variations grammaticales et syntaxiques ; essais plus ou moins fructueux d’un auteur plus ou moins vigilant ; faute évaporée ; ponctuation abusive ; immobilisme mobile. Tout est possible, absolument tout, vraiment tout et rien que tout, même quand tout ce qui est dit semble s’en aller à tout va. Vrai ?
Que l’homme ait des connaissances ou non n’est pas l’important, il ne comprendra rien à son histoire. Tout est ambigu, tout le restera. Il lisait ici son histoire, celle dont je vous ai parlé, et voilà qu’elle s’achève, du moins me semble-t-il.
Car, avec une indiscrétion mauvaise, voilà qu’un nouveau lecteur jette un œil par la porte entr’ouverte, et s’introduit dans l’univers de notre homme. Peut-être était-il attiré par la chaleur des flammes qui vous réchauffent l’esprit ?
Article ajouté le Samedi 09 Mars 2019 à 12h53 |
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