Sur les nerfs, sous la couette :
Le grincement strident du balancier effectuant ses va-et-vient retentit nettement au beau milieu du silence qui règne en maître. Seul le cliquetis des longues aiguilles noires, lorsqu'elles changent de position sur le cadran, vient briser cette monotonie. Hormis cela, rien, pas même le bruit le plus insignifiant, ne résonne.
En effet, la jeune femme assise dans un fauteuil défoncé de cuir rouge n'ose pas respirer, en proie à une attente fébrile. Elle tortille nerveusement les longues couettes de ses cheveux au roux flamboyant, pince les lèvres fines de sa bouche et sonde fixement l'horloge de ses yeux aux prunelles noisette. Son visage en amande aux multiples tâches de rousseur s'agite sous le coup de l'impatience, son petit nez rond remue, comme s'il la gratte. Elle arbore une expression amère qui donne à son visage juvénile un étrange aspect boudeur.
Inconfortablement installée, elle s'agite sur son séant, serrant les accoudoirs d'une poigne démesurée qui laisse sur leur surface des marques d'ongles. L'atmosphère est pesante et confinée, surchauffée. Elle décide d'aller prendre un verre d'eau, -non sans avoir jeté un coup d’œil subreptice à l'horloge de bois brut.
Une fois désaltérée, elle retourne dans le living-room et se laisse tomber dans le fauteuil avec un soupir. La jeune femme promène son regard sur la salle encombrée de meubles vieillots et miteux, sur la tapisserie délavée aux motifs rectangulaires, sur la table basse à la surface nue... puis le ramène invariablement sur l'horloge. C'est plus fort qu'elle, elle ne peut s'en empêcher.
Il est neuf heures moins dix, et tout est calme. Oui, mortellement calme. Rien d'intéressant à la télévision. Pas de magazine digne de ce nom à feuilleter parmi ceux que compte le panier d'osier installé à la droite de son fauteuil. Non, vraiment rien.
Seule lueur d'espoir parmi les ténèbres... lui. Sa moitié, sa raison de vivre. Celui dont elle sent le retour proche. Elle a presque l'impression d'entendre déjà le claquement de la portière de sa voiture, le bruit de ses pas contre les dalles de l'allée du jardin. Bientôt, elle l'entendra tourner les clefs dans la serrure, pousser la porte avec douceur et passer l'encadrement de sa démarche silencieuse et souple de félin. Il agitera alors les cheveux emmêlés couleur d'ambre encadrant son visage. Puis il jettera un coup d’œil inquisiteur, à la recherche de sa femme bien-aimée. Son visage anguleux s'ornera d'un sourire lorsqu'elle arrivera, et elle le lui rendra avec autant de passion.
Gourmand comme il était, il réclamera sans plus tarder de quoi satisfaire sa faim, l'embrassera affectueusement, puis ira s'asseoir dans la cuisine. Elle lui mijotera bien entendu de quoi le remonter et lui servira une bonne mesure de cognac, comme il l'aime. Il commencera alors à lui parler de sa rude journée en critiquant vertement Mr. Til, son patron, et le magasin où il travaille. Cela aura pour effet de le détendre et lui arracher un sourire. Lui sera pleinement satisfait et elle heureuse. Tout simplement.
Oui, c'était ainsi que chaque journée se terminait dans sa vie. Elle passait son temps à guetter impatiemment le retour de son tendre époux. Lui ne vivait que pour elle et réciproquement. Rien n'avait plus de valeur que cet homme qui avait donné un sens à son existence. Le voir était un vent de fraîcheur, une sorte de remède à tout ses problèmes. Elle ne s'imaginait pas vivre sans lui, ni même rester éloignée de lui plus d'une journée entière. Sans ça, elle ne tiendrait pas, elle le savait.
A vrai dire, elle n'avait jamais eu d'amis, et ne cherchait pas à s'en faire. Seul son mari la comprenait parfaitement, seul lui savait raviver la flamme de la vie en elle. Lorsqu'il était là, ses doutes, ses appréhensions et sa tristesse la quittaient. La vie coulait alors à nouveau en elle.
Enfin, elle n'a jamais eu de vrais amis, certes, mais de vrais amis humains. Car oui, elle en a néanmoins un. Une pour être exacte. Et cette amie est lovée comme un brave compagnon à ses pieds, plongée dans un sommeil paisible et profond. Son corps rond et vert se soulève doucement au rythme de sa respiration faible et régulière. Si la jeune femme ne la savait pas là, si proche, elle ne l'aurait même pas remarquée, tellement elle est silencieuse.
Avant de rencontrer son époux, c'était elle qui avait su lui redonner goût à l'existence, elle qui avait su lui faire réaliser l'importance de la vie. Ce cœur battant dans sa poitrine, ce sang affluant dans ses veines, ce cerveau charriant un flot continu de pensées... Tout cela, elle n'en avait comprit le caractère primordial que grâce à elle, à Housse. Son amie Pokémon. Celle qui partageait son quotidien depuis un peu plus de cinq ans déjà.
Voilà ce qui lui donnait les ressources pour affronter l'adversité. Son mari et Housse. Bon, il était vrai qu'en ce moment, elle avait un peu tendance à délaisser Housse au profit de son homme. Mais la jeune femme se promettait de se rattraper un de ces jours, en programmant par exemple une journée « spéciale Housse ».
Depuis toujours, la solitude avait été sa pire ennemie. Celle qui venait la prendre à la gorge lors de son sommeil. Celle qui lui arrachait en ses périodes les moins heureuses des cascades de larmes et lui étreignait cruellement le cœur. Celle qui avait été auparavant sa seule et désespérante compagne... jusqu'à ce qu'elle rencontre Housse. Ses pensées vagabondent alors, et elle se prend à penser aux circonstances qui l'ont amenées à faire la connaissance du Pokémon.
Elle avait... vingt ans à tout casser ? L'âge de la jeunesse insouciante quoi !
Elle trottinait le long d'un sentier de roche, au pied de la haute montagne qui surplombait sa ville et l'enveloppait d'une ombre rassurante. La route était plutôt large et elle la parcourait pour faire son jogging, respirant l'air frais avec plaisir. Plongée dans ses pensées, elle courait sans but. Le deuil que la mort simultanée de ses parents dans un accident de la route avait engendré en elle la lancinait, lui déchiquetait l'âme. Et malgré cette période tourmentée de sa vie, elle n'avait pas encore tout vu. Ce jour là, les choses avaient été différentes. Nettement différentes.
Alors qu'elle abordait d'un pas vif un virage du sentier, un crissement strident avait comme déchiré l'atmosphère, suivi d'un lourd fracas métallique. Naturellement intriguée, elle s'était précipitée vers la source du bruit, située non loin de là.
Elle était arrivée plutôt vite, -en courant à vrai dire-, mais déjà un bruit de moteur retentissait. Tout ce qu'elle avait eu le temps de voir se résumait à une fourgonnette blindée d'acier bleu fusant dans la direction opposée. Le véhicule n'avait laissé derrière lui qu'un nuage de poussière et un morceau de pare-choc. Manifestement, il avait été arraché par la force d'un impact, probablement après que la fourgonnette se soit encastrée dans la paroi rocheuse.
La jeune femme n'avait dans un premier temps pas compris pourquoi le véhicule accidenté était reparti précipitamment sans se soucier des dégâts occasionnés. Mais lorsqu'elle avait approché la falaise ornée d'un petit cratère, là où la fourgonnette l'avait percuté, la raison lui avait paru évidente : le conducteur ne voulait pas qu'on sache. Qu'on sache à quel genre de convoi il se livrait.
Une boîte en carton marquée d'un logo en forme de « R » rouge se trouvait devant elle. Dans l'agitation qui avait suivi la collision de l'automobile, elle avait du tomber de sa partie arrière. Par quel miracle, la jeune femme ne l'avait jamais su. Quoiqu'il en soit, elle l'avait bien trouvée là, gisant à ses pieds et remuant faiblement.
Ôtant la couverture sale et élimée qui la recouvrait, elle l'avait alors découverte. Si petite, si douce, si attendrissante, si belle et surtout... si fragile. Cette créature fantastique tout juste à l'état infantile, empêtrée dans une seconde couverture, tout aussi miteuse que la première... Cette toute, toute petite chenille au regard embué et au corps tremblant, qui avait paru l'implorer de l'arracher à ses tourments. Celle qui allait devenir... son amie.
Somme toute, cette journée n'avait pas été si horrible. Dès lors, Marie avait décidé de la baptiser Housse. Notamment parce que le Pokémon avait une nette tendance à se saisir de toutes les couvertures qui lui tombaient sous la patte pour les coudre en habits, mais aussi... pour ne pas oublier. Pour ne pas oublier comment toutes deux s'étaient rencontrées.
Dans les premiers jours qui avaient suivi cet événement, la jeune femme s'était posée une multitude de questions insolubles... Quelle organisation pouvait se livrer aussi méchamment au trafic de Pokémon, sans se soucier de l'état de ces derniers ? Housse avait en effet beaucoup de contusions, de marques faites par des coups sévères ; et elle s'était bien doutée que celui ou ceux qui conduisaient la fourgonnette n'y étaient pas étrangers. Le sigle qu'elle avait lu sur le carton lui évoquait vaguement un gang, mais elle n'était pas arrivée à mettre le doigt sur son nom très exactement...
Les années s'étaient écoulées, et tout semblait devoir rester harmonie et bonheur entre elles. Housse avait évoluée, devenant moins sujette aux crises de terreur qui la prenaient lorsqu'elle entendait un bruit métallique ou une voiture s'engager dans la rue ; et elle-même avait eu le temps de flirter avec un nombre conséquent de prétendants pour ensuite les plaquer.
De manière générale, elle avait une certaine tendance aux relations courtes et instables. Le plus souvent, celui avec qui elle sortait se justifiait en accusant Housse. Certains avaient même insinué qu'elle était à l'origine d'étranges accidents dont ils auraient été victimes. A cela, elle avait toujours répondu que c'étaient des sornettes, destinées à dissimuler la lâcheté de son interlocuteur face à la rupture. Après tout, elle ne pouvait le croire : Housse, son amie fidèle, sa confidente, briser sa vie sentimentale ? Quelles idioties !
Un cliquetis familier résonne à ses oreilles et l'arrache brusquement à son fauteuil et ses songes. C'est bien lui. Il est neuf heures pile. Ponctuel, comme toujours.
Elle accoure dans le couloir tandis que la poignée ouvragée tourne et que la porte s'ouvre en grinçant légèrement. Un courant d'air glacial s'insinue par l'ouverture et la fait frissonner. Sur le seuil, un individu en costume-cravate gris de haute taille et robustement constitué se tient, la dominant de la tête et des épaules. Malgré la nuit obscure qui masque ses traits, il est impossible de se tromper sur son identité. Des gaillards d'un mètre quatre-vingts quinze habillés en costume cravate, il n'y en a pas foule dans ce petit quartier de banlieue résidentielle.
- Chéri ? interroge-t-elle.
- Oui Marie, c'est bien ton mec préféré sur le perron ! dit l'homme en esquissant un sourire, mi content, mi surpris.
Comme prévu, il agite ses cheveux en relevant la tête et lui adresse un de ses merveilleux sourire d'Apollon. Marie le lui rend au centuple, si possible. Elle est radieuse, enveloppée d'une joie indicible. Le bonheur se tient sur la pas de sa porte...
- Dis-donc, tu m'as l'air plutôt en forme pour quelqu'un qui vient de passer toute une journée à arpenter un vaste magasin ! remarque-t-elle avec entrain. Ton boulot s'est donc si bien passé ?
- C'était parfait tu veux dire ! s'exclame son mari en l'embrassant tendrement. Le magasin n'a jamais aussi bien tourné ! Mr. Til m'a félicité pour « mon admirable travail de marketing » et tu aurais dû entendre Madame Oucette, elle ne tarissait pas d'éloges sur le magasin !
Il joint les mains dans son dos, s'arc-boute et déclame d'une petite voix aiguë et chevrotante :
- Franchement Paul, il y a du monde aujourd'hui, les ventes de matelas de Sleep & Co semblent partir en flèche ! C'est tout à fait remarquable ! En parlant de literie, vous n'auriez pas une de ces magnifiques couettes imprimées en soie et duvet ? La dernière que j'ai achetée manque, comment dire... d'épaisseur. Et vous savez très bien qu'en cette période hivernale, les petites vieilles dans mon genre ne sont plus aussi résistantes au froid qu'auparavant... Du coup, elle m'a acheté non pas une, non pas deux, mais trois couettes ! reprend-il de sa voix normale, sous l'hilarité de sa compagne.
Marie parvient tant bien que mal à cesser de rire, retrouvant progressivement son souffle. Paul imite à la perfection cette adorable Madame Oucette, c'est si drôle !
- Voilà qui promet une belle fin de mois ! dit-elle finalement en lui jetant une regard de braise. On pourra fêter Noël comme il se doit !Tu es affamé je suppose ? Viens, je vais te préparer des spaghettis bolognaise al dente, comme tu les aimes !
- Ce ne serait pas de refus ! approuve Paul en claquant de la langue et en se frottant les mains. J'ai une de ces dalles moi ! Faut pas croire, vendre de la literie, c'est plus fatiguant que reposant !
Avec un petit rire cristallin, Marie pivote et part en direction de la cuisine, ses couettes se balançant au rythme de ses pas. Elle est heureuse. Heureuse comme une petite fille a qui on a offert son jouet préféré. Et Paul est visiblement dans le même état d'esprit. C'était leur petit moment intime, leur rendez-vous du soir quotidien, et rien ne pouvait le gâcher. Absolument rien.
- Alors, pour ta part... comment était ta journée ? demande Paul au moment où il la rejoint dans la cuisine et s'attable.
- Oh, rien de bien palpitant, comme toujours quand tu n'es pas là, assure Marie en l'enlaçant. C'est à croire que les chaînes télévisées ne savent plus quoi programmer pour avoir des audiences ! Et à part faire le ménage et coudre un bonnet de Noël pour Housse, je n'ai pas vraiment fait grand chose. Mais maintenant que tu es rentré, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, n'est-ce pas ?
- Si tu le dis chérie, je suppose que c'est vrai ! répond Paul, non sans un petit sourire d'auto-satisfaction. D'un autre côté, qui ne voudrait pas faire plaisir à un adorable bout de femme aussi affriolant que toi ?
- Grand flatteur va ! lance Marie sur un ton qui se voulait réprobateur, mais son visage dit le contraire alors qu'elle s'affaire aux fourneaux.
- Ah, mais tu sais bien que je ne dis que la vérité, ô douce lumière de ma vie, susurre Paul en se levant pour aller entortiller les couettes de sa compagne.
Marie proteste gentiment et le pousse doucement de la main, le teint rose.
- Retourne t'asseoir, chéri. Ce n'est pas le moment si tu veux que mon plat soit irréprochable. On ne déconcentre pas le chef lorsqu'il cuisine !
Elle glousse légèrement, tandis que son mari s'exécute, la contemplant avidement de son beau regard miel. Il se trémousse quelque peu sur sa chaise en signe d'impatience. Par expérience, Marie sait qu'il lui faut une distraction quelconque, car attendre n'a jamais été un de ses points forts. Elle se hâte donc de lui servir du cognac bien alcoolisé, -ainsi qu'il le préfère-, puis s'avance vers la radio posée sur une surface proche pour l'allumer.
La jeune femme cherche rapidement la fréquence que Paul suit le plus souvent. Avec contentement, elle finit par la trouver et s'écarte, pour laisser à son homme le temps de s'imprégner de la musique festive qui résonne. Voluptueusement, elle retourne à la préparation du dîner, adressant de temps à autre des œillades à Paul. Celui-ci bat la mesure de l'index sur la table, les yeux rêveurs, et sirote son cognac nonchalamment. Du poste de radio s'élèvent les paroles mélodieuses et empreintes de gaieté d'un chanteur que Paul affectionne particulièrement :
«...Cloué
Au pieu par le poids du bois qui pousse dans ma paume
Je donne des signes extérieurs de paresse
En repoussant toujours tout au lendemain je chante, je chôme
J'applique à la lettre, la méthode couette... »
Paul fredonne d'un air guilleret quelques couplets, avec des gestes de chef d'orchestre. Marie aime le voir ainsi, si détendu et posé. Elle croit à un rêve éveillé. Pourvu que tout cela dure...
* * * * * * *
Ce vacarme n'est toutefois pas au goût d'un des résidents. Pourquoi faut-il toujours que ce grand benêt mette la musique à fond, surtout en ayant des goûts si détestables ?
Housse ouvre un œil vitreux, son visage jaunâtre affichant une expression grincheuse. Elle ne peut plus feindre le sommeil maintenant. Ce crétin lui a gâché sa sieste ! Elle remue faiblement puis se traîne vers la cuisine, bien enveloppée dans sa couverture feuillue d'un vert clair. La conversation entre ce Paul et Marie semble nourrie et enjouée. Mais qu'avait-il donc de plus qu'elle aux yeux de Marie ?
Housse aperçoit les deux amoureux attablés, discutant joyeusement et échangeant des regards cajoleurs. Et ce toujours au beau milieu de cette satanée musique ! Beurk, ça lui donne envie de vomir ! Elle ne voit vraiment pas ce que Marie peut trouver à ce grand bellâtre sans intérêt qui croit faire rire son monde dès qu'il ouvre la bouche !
Voilà huit mois qu'elle est avec lui, voilà huit mois... qu'elle a commencée à l'ignorer, elle, son amie de tout les instants. Ce n'est pourtant pas ce fanfaron qui la réconfortera dans les moments difficiles ; ce n'est pas lui non plus qui sera encore à ses côtés dans quelques mois, lorsqu'il sera parti après un long divorce pour aller briser le cœur d'une autre femme... Lui, tout ce qui l'intéresse, c'est se payer un bon moment au lit avec Marie, parce qu'il est comme tout les mecs qu'elle avait côtoyée par le passé : un pervers gouverné par les hormones.
Mais aussi, quelle sottise Marie avait faite en l'épousant le mois dernier ! D'habitude, Housse arrivait à décourager les prétendants. Cette fois, cependant, celui-ci était resté. Il avait tenu. Malgré les pots de fleurs tombés par inadvertance du balcon jusque sur son crâne, malgré les savons semés sur le sol de la salle de bain lorsqu'elle savait qu'il allait prendre sa douche... Oui, malgré tout ce qu'elle avait pu mettre en œuvre pour s'en débarrasser, Paul n'avait pas abandonné. Il s'était même payé le luxe de lui offrir, à elle, un compagnon « pour qu'elle soit moins seule ». Lequel, à présent, doit bien gentiment barboter dans l'eau du fleuve bordant l'arrière de leur maison...
Housse ne voulait pas partager Marie. Elle seule méritait sa considération, le reste du monde ne pouvait qu'être malsain envers leur entente. Après tout, elle n'oubliait pas. Oui, elle n'oubliait pas... ce qu'on lui avait fait.
La forêt était pure, verdoyante, baignée ci et là par le soleil à travers la végétation clairsemée. Un véritable éden en somme. Elle était tout juste à son premier mois, et elle y coulait des jours paisibles en compagnie de ses congénères. Mais cela semblait trop idyllique pour durer, hélas...
C'était arrivé alors qu'elle s'abreuvait à une rivière en compagnie de sa famille. Le monde avait paru se refermer sur elle comme un sinistre étau lorsque, jaillissant des fourrés brusquement, une bande d'hommes en uniformes et casquettes noirs les avaient encerclés. Son espèce ne savait pas nager, tout échappatoire leur était donc ôtée. A ce moment là, elle avait senti tout ce qui faisait sa joie et son innocence s'évaporer fugitivement... pour ne plus jamais revenir.
- Regardez ça, Commandant Lance, ces Pokémon sont bizarres, je ne crois pas qu'on en ait en stock ! avait lancé un homme à un second, sa bouche se muant en un rictus.
- Tout à fait, avait répondu le dénommé Lance en rajustant sa casquette sur sa chevelure turquoise, ramenée en arrière dans une coiffure pour le moins extravagante. Maître Giovanni sera probablement ravi de nous voir revenir en compagnie d'une nouvelle espèce à ajouter à sa collection. Je suggère donc d'en attraper le plus possible...
La petite chenille n'avait jamais oubliée ce visage, certes charmeur, mais recelant une part de vice et de déséquilibre profonds. Ce visage terrifiant aux yeux turquoise obscurcis par le mal... qui l'avait marquée à jamais.
La lutte avait été âpre. Ses compagnons s'étaient démenés comme de beaux petits diables. Mais rien n'y faisait, l'opposition était trop forte. Un à un, ses amis étaient tombés sous les coups bestiaux des Pokémon envoyés par les adversaires. Ils étaient cruels, sans pitié, frappant même lorsqu'une cible était déjà à terre et incapable du moindre geste. Une peur sans précédent s'était emparée de la chenille lorsqu'elle avait compris. Compris que sa vie allait basculer.
Dès lors, elle s'était retrouvée dans un monde ténébreux, isolé et angoissant. Seuls la morsure du fouet sur sa chair et l'étau glacial de son collier d'acier lui étaient familiers. Ils étaient demeurés, en ces temps troublés, ses seuls compagnons. Cette arme longue et sinueuse comme un serpent qui la cinglait douloureusement... Ce collier qui enserrait son cou en paraissant limiter le monde à sa simple circonférence... Tel avait été son lot quotidien au milieu des cris hargneux et des coups de pieds. Telle avait été sa solitude.
Oui, telle avait été sa solitude... avant que Marie ne l'y arrache dans un éclat de lumière en la découvrant blottie dans sa boîte. Elle lui avait paru semblable à un ange divin venu la délivrer de son calvaire. Le seul humain à lui avoir témoigné un semblant d'affection et de délicatesse, c'était elle.
Voilà pourquoi elle seule pouvait la comprendre, et inversement. A présent, leur amitié se retrouvait menacée. Par cet homme, cet intrus, cet indésirable obstacle entre elle et Marie... Mais elle ne se laissera pas faire. OH NON !
* * * * * * *
Dans la cuisine, seule la radio résonne, diffusant encore et toujours des musiques diverses et variées. Paul déguste goulûment ses pâtes à la bolognaise avec de grands gestes de fourchette. Amusée, Marie essuie la sauce qui coule à la commissure de ses lèvres avec un mouchoir. Sous ses dehors de colosse, son mari est en vérité un gros bébé, quelqu'un qui a besoin d'une femme pour tout gérer dans son existence. Il est si attendrissant...
- Tu te souviens de notre rencontre, chéri ? lance-t-elle inopinément, prise d'une remontée de souvenirs.
Paul lui lance un regard étonné, comme si le simple fait d'évoquer cela le surprend. Apparemment, il en retire de surprenantes conclusions.
-Oh oui, on peut dire que c'était quelque chose ! commente-t-il finalement en se grattant le crâne avec un sourire gêné.
- Ah, ne fait pas le modeste, tu as étalé ces deux hommes en un coup de poing chacun ! Sans toi, je n'ose pas imaginer ce qui se serait passé ! ajoute-t-elle en réprimant un frisson.
- Bah, rien de difficile, ils faisaient les malins face à une femme seule, mais même bourrés, ils étaient pas inconscients au point de t'agresser devant tout le monde. C'étaient rien que des fiottes, si tu veux mon avis. Heureusement que je les aient surpris lorsqu'ils t'emmenaient dans cette ruelle... Après, vu les lâches que c'étaient, y avait qu'à frapper sans faire dans le détail... Et puis voilà, hop, une belle innocente sauvée et deux brutes de plus à mon palmarès !
- Et un amour naissant, n'oublie pas, surenchérit Marie en prenant la main de Paul dans la sienne et en faisant rouler son alliance.
- Et un amour naissant, répète l'homme en levant son verre de cognac de sa main libre. Je ne l'oublie pas. Mais une telle passion se passe de mots, hein ?
Marie opine du chef, les joues embrasées et le cœur battant à tout rompre dans ses côtes. Seul Paul a cette manière si particulière de susciter en elle toutes ces agréables émotions. Seul lui sait lui offrir cette sensation si rassurante de protection et de tendresse...
- Et si on allait dans notre chambre ? murmure Paul après avoir terminé son repas. J'ai bien envie de te montrer à quel point je t'aime...
- Petit coquin ! rigole vivement Marie en sentant ses joues s'embraser derechef.
Mais elle se laisse volontiers entraîner par la main de son compagnon qui se lève de table et l'emmène hors de la cuisine à pas bondissants. La nuit s'annonce torride ! Mais ce que les deux amoureux éconduits ignorent, c'est qu'ils sont espionnés...
* * * * * * *
Housse les épient de loin, dissimulée par la plante verte qui décore le couloir contigu à la cuisine. Elle n'aime pas ça. Pas du tout. Ce Paul, cet être qu'elle exècre presque autant que les hommes en noirs qui l'ont enlevée dans son enfance, elle ne le laissera pas profiter davantage de son amie ! Elle lui montrera ce qu'il en coûte d'abuser de la bonté d'âme de Marie !
Mais qu'à cela ne tienne, elle a plus d'un tour dans son sac... Et Paul l'apprendra à ses dépens, hi, hi, hi !
* * * * * * *
Le couple monte lentement les marches de l'escalier et arrive sur le palier de l'étage supérieur. Ils semblent prendre leur temps, se délecter de cet instant et goûter le plaisir des sens...
Marie et Paul s'enlacent et poussent sans ménagement la porte de leur chambre. Dans un concert de gloussements de collégiens, ils se jettent sur leur lit en le faisant dangereusement craquer. La tapisserie est d'un blanc immaculé et ornée de frises d'angles évoquant des vaguelettes noires. Une conque bigarrée est fixée au mur faisant face au lit des deux amoureux. Le tapis a des motifs en forme de palmier et l'ambiance est intime, capiteuse. Malgré la fenêtre fermée et le chauffage allumé, l'atmosphère semble fraîche et détendue. Tout est parfait.
Marie glousse de plus belle tandis que Paul lui baise le cou. Ses mains tâtonnent dans le noir, à la recherche d'un contact agréable et charnel...
CCCRRRRAAAACCCC !
Le silence alentour est déchiré par un craquement, sec et violent tel un coup de feu. Des oiseaux s'envolent des arbres proches en pépiant de terreur, quelques chats errants fuient de leur cachette en miaulant et quelqu'un hurle des insultes bien senties dans l'océan lointain de la nuit. Marie et Paul sursautent et desserrent leur étreinte, sur le qui-vive.
- Qu'est ce que c'était que ça ? murmure Marie d'une voix encore plus aiguë qu'à l'accoutumée, inquiète. On aurait dit que ça venait du jardin ! Tu crois que...
- Ne t'en fais pas, la coupe Paul d'un geste de la main. Je vais aller voir ce qu'il en est. Toi, reste ici.
Marie lui tient le bras, comme formulant l'ultime espoir de le voir rester à ses côtés. La peur se lit nettement sur son beau visage, et Paul ne le supporte pas. Il réglera ce problème en deux temps, trois mouvements. Ainsi, il pourra reprendre bien tranquillement son activité, là où il l'avait interrompue...
Sur ces entrefaites, il fait lâcher prise à Marie et sort de la chambre, ignorant les suppliques silencieuses de sa compagne. De toute façon, elle n'a pas à avoir peur pour lui. Il ne risque rien. C'est plutôt leur trouble-fête qui a du souci à se faire !
Dévalant d'une traite les dernières marches de l'escalier, il arrive finalement devant la porte d'entrée, mystérieusement entrouverte... Un voleur se serait donc introduit ici ? Pourtant, rien ne paraît manquer... C'est à n'y rien comprendre !
Paul avance à pas feutrés, gagnant le faible rai de lumière délimité par l’entrebâillement de la porte. Puis il l'ouvre en grand et se faufile dehors. La lune est incomplète, et l'obscurité par conséquent quasi-totale dans un ciel sans étoiles. La nuit règne en maître et le silence est revenu, donnant un tour bien plus effrayant au paysage semi-urbain qu'il contemple fixement. Là aussi, pas la moindre trace d'un passage importun. La serrure est en parfait état et le portail d'entrée haut de quatre mètres est resté fermé tout ce temps... Comment se fait-il alors qu'une épaisse branche du hêtre centenaire qui trône au beau milieu de leur jardin se soit écrasée ?
Circonspect, l'homme reprend son inspection des lieux et amorce un pas... avant de trébucher sur un fil épais, blanc et visqueux, tendu entres les deux petits murets du perron. Paul tombe lourdement et s'étale de tout son mètre quatre-vingts quinze, ayant tout juste le temps de proférer quelques uns de ses jurons préférés. Mais quel dingue avait pu se permettre de lui jouer une telle farce ?
Maugréant et massant son torse quelque peu comprimé par sa chute, il se relève péniblement. Alors qu'il reprend tout juste son souffle et qu'il s'empresse de reprendre sa marche, il sent son pied entrer en contact avec le plat d'un objet posé quelques centimètres devant lui... Trop tard. Le râteau sur lequel il vient de marcher entame son ascension et cingle son entrejambe de plein fouet, lui arrachant une grimace et un grognement de douleur... Oh, le sale enfoiré ! Il ne perd rien pour attendre ! S'il le retrouve, il en fera du steak tartare et l'enfermera dans une boîte de conserve !
La douleur est insoutenable, mais il se reprend courageusement, ignorant les morsures lancinantes avec plus ou moins de succès. Plus prudent que jamais, il arpente le jardin, à la recherche d'indices qui lui apporteraient une éventuelle piste... Intrigué par la branche du hêtre étrangement tombée, il se rapproche de l'arbre. Mais à part la piscine couverte par une vaste bâche bleue, des copeaux de bois et quelques petites fleurs téméraires, il ne relève rien d'intéressant.
Un bruissement l'interpelle brusquement et il fait volte-face. On entend le bruit caractéristique d'un projectile, le sifflement d'un objet lourd et effilé qui s'abat, puis le clapotis bien distinct de l'eau. Le tout est suivi d'un énième grognement hargneux et d'éclaboussures signifiant qu'on se débat dans l'eau. Ahanant, ruisselant et surtout furieux, Paul s'extirpe de la piscine à travers le trou qu'il a fait dans la bâche. La morsure de l'eau glaciale le parcoure comme un électrochoc et il tremblote en se massant les épaules. Cette fois, c'en est trop !
De toute évidence, quelqu'un avait relié un rondin de bois aux branches du hêtre par l'intermédiaire de deux liens perpendiculaires. Pensant alors qu'il serait désopilant de le voir tomber dans la piscine, on avait tranché un des lien pour que le rondin le percute dans un mouvement de balancier et le précipite à l'eau. Très amusant, ah, ah...
En dépit de sa haine farouche et sa volonté de coincer le fauteur de troubles, Paul ne trouve rien. Après avoir parcouru la moitié du quartier les habits mouillés, l'air dément et l'une des chaussures en moins, il doit bien s'avouer vaincu. D'autant plus qu'on risque à long terme de lui envoyer une brigade de police pour comportement suspect. Et avec tout le cognac qu'il a bu, le moment est mal choisi. Il décide donc de rentrer bredouille, partagé entre la colère et la déception. Qu'est-ce qu'il n'aurait pas fait pour Marie...
Depuis qu'il l'avait rencontrée, Paul se sentait un homme nouveau. Il se sentait enfin utile en ce monde, après tant d'années passées à intriguer dans le milieu dangereux de la drogue et des affaires mafieuses... Lui, le roublard, l'homme retors et sans cœur par excellence, celui a qui on avait par la passé confié les plus rudes missions, il avait craqué pour une simple jeune femme venue dans la boîte de nuit où il travaillait, un peu plus de huit mois en arrière. Et il l'avait sauvée d'une agression, comme un brave justicier. Si, sur le moment, son incompréhension envers son propre agissement l'avait plongée dans un climat d'incertitude, il avait finit par comprendre. Il était tombé amoureux.
Dès lors, terminée la pègre, terminés les bas-fonds du vice et de la perversion. L'individu sournois et impitoyable qu'il était, endoctriné par ses parents dès sa plus tendre enfance, il avait réussi à le chasser. C'en était fini du mauvais Paul. Il avait choisi de devenir un nouvel homme, quelqu'un de bien. La bête s'était métamorphosée en un doux agneau, s'était pliée aux volontés de sa compagne. S'il avait postulé pour un poste de vendeur dans le magasin de literie où il travaille actuellement, s'il avait radicalement changé de personnalité et fait table rase du passé, c'était bel et bien pour elle. Juste pour elle...
Horriblement frustré, Paul pousse la porte de sa maison d'un air las. Il monte avec lenteur l'escalier, faisant grincer chacune des marches sous sa démarche pesante et laissant des flaques d'eau sur le parquet de bois ciré. A son arrivée dans la chambre, il a la mauvaise surprise de retrouver Marie en compagnie de Housse, cette dernière confortablement lovée sous la couette matrimoniale.
- Mais... qu'est-ce que Housse fait dans le lit ? parvient-il à balbutier, interloqué.
- Je crois bien que le bruit de tout à l'heure l'a terrifiée parce qu'elle est venue ici quasiment cinq minutes après que tu sois parti ! explique Marie en caressant Housse avec une tendresse maternelle. Mais au fait... c'était quoi alors ? Et pourquoi es-tu mouillé ? ajoute-t-elle en écarquillant les yeux, les sourcils haussés. On dirait que tu sors d'une bataille avec un un Aligatueur !
Paul ouvre et ferme la bouche à plusieurs reprise, tiraillé entre l'envie de lui expliquer la situation et celle de ne pas apparaître ridicule à ses yeux. Mais la décision ne se fait toutefois pas attendre, il préfère mourir plutôt que de perdre ce qu'il lui reste de fierté.
- Bah, rien, finit-il par dire, dépité. Il se trouve que c'était juste une branche tombée de l'arbre, -probablement un volatile qui aurait besoin d'un bon régime, tu vois le genre. J'ai été un peu trop maladroit en fouillant dans le jardin et puis, plouf ! Voilà, quoi. Faudra juste racheter une bâche....
Sous le regard choqué et interrogateur de sa femme, il préfère ajouter :
- Non, mais ne t'en fais pas, ce n'est rien de bien méchant !
Paul ne peut s'empêcher d'être honteux en sentant le regard de Marie braqué sur lui comme deux phares. Il sait qu'elle cherche à déceler en lui une hypothétique trace de qu'elle déteste le plus : le mensonge. Mais il est bien décidé à ne rien laisser paraître, quoi que cela lui en coûte.
- Au fait, reprend-il lentement, si Housse dors cette nuit avec nous, ça signifie... pas de partie de jambes en l'air ce soir ?
- Et non, pas pour cette fois.
Devant la mine déconfite de Paul, Housse cache difficilement son hilarité. Comme quoi, un bon usage de la capacité Sécrétion et Tranch'Herbe peut faire des merveilles. Bien fait pour lui, hi, hi, hi !
L'homme la toise férocement. Housse ressent si nettement sa colère qu'elle croit pouvoir la toucher. Elle sait qu'il a deviné qui se cachait derrière toutes ces facéties. Autrement, il ne lui jetterait pas ce regard perçant à l'or voilé d'ombres malveillantes. Mais elle ne se laisse pas démonter et le fustige à son tour du regard, fermement décidée à lui pourrir la vie. Ses yeux semblent projeter le ricanement de plaisir qu'elle se retient de pousser. Un rien peut mettre l'étincelle au terrain de paille sèche...
A présent, c'est entre cet idiot et elle. Et que le meilleur gagne.