« On reprend ! C'était très mauvais ! La première est dans quelques jours alors vous avez intérêt à y mettre du vôtre ! »
Je m'ennuie.
C'est tout le temps la même chose. Toujours le même style de bâtiment. Toujours le même type de journée. Alors je m'ennuie. Dehors il neige, mais moi je suis là. Je n'ai pas le droit d'en profiter. C'est injuste.
« Non, non, non, non, non ! Ton personnage est tiraillé ! Il y a l'amour, il y l'honneur ! Il cherche du soutien et il n'y a que son Pokémon pour l'épauler ! C'est mou ! Je veux de l'émotion ! »
Ma mère crie. Encore. Elle passe ses journées à crier sur des gens. Et le soir elle passe son temps à crier sur moi : « Mais pourquoi est-ce que ton nouveau costume est tout déchiré ? Quoi? Tu as encore eu une mauvaise note ? Je suis fatiguée, j'ai eu une journée difficile. Va te coucher, j'en ai assez ! »
Ne vous faites pas de mauvaises idées. J'aime ma mère. Et ma mère m'aime. Mais chaque fois qu'elle revient des répétitions, c'est la même chose.
Oui, ma mère met en scène des opéras. Mais elle est aussi chef d'orchestre. Autant vous dire qu'elle passe sa vie dans les salles d'opéra et autres salles de répétition. Et par la même occasion, moi aussi.
Elle est célèbre dans le milieu. On dit qu'elle est une « dénicheuse de premier ordre », car elle a réussi à trouver de véritables « perles » comme ils disent. Oui, je suis plutôt fier de tout ça. Sauf que moi, l'opéra, c'est pas mon truc. Vraiment pas. A cause des tournées, je dois prendre des cours auprès d'un précepteur. Et ma mère a peur de me laisser seul le reste du temps. Alors je dois rester assis, sur les sièges des théâtre et autres salles que ma mère occupe avec ses répétitions. Et je dois attendre. Et c'est long.
En fait, ma mère devait devenir cantatrice. C'était son rêve. Elle y travaillait dur. Mais elle est tombée enceinte de moi. Un accident. Elle se surmenait trop durant sa grossesse, elle aurait pu me perdre. Alors elle a du être remplacée. Elle devait jouer le premier rôle.
Elle a ensuite essayé de revenir sur le devant de la scène. Elle s'est donné vraiment beaucoup de mal. Mon père était parti depuis bien longtemps et on vivait chez mes grand-parents maternels, des gens riches et secs. Ma mère a travaillé, elle répétait chaque jour. Elle n'obtenait que des petits rôles. Mais elle s'est accroché. Quand j'ai eu quatre ans, elle réussit enfin à décrocher le premier rôle. Elle devait jouer Tiphaine dans le célèbre opéra « La Rose de Roselia ». Elle s'entrainait toute la journée. Et même parfois la nuit, quand je me levais, je la retrouvais cachée dans un endroit, à relire ses textes, à entrainer sa voix.
Seulement voilà. Elle s'entrainait trop. Et quelques jours avant la première, elle perdit sa voix. Elle ne pouvait plus tenir son rôle. Et une fois encore, elle dut être remplacée. Elle tenta de se suicider. Elle plongea son corps dans un bain gelée. Son Pashmilla vint me chercher. Je l'ai trouvé, le corps bleu, le coeur presque arrêté. Elle fut emmené d'urgence à l'hôpital. Et le verdict tomba : le choc psychologique et physique qu'elle venait de subir l'empêcherait de chanter à tout jamais. Elle avait perdu sa voix.
Alors elle devint metteur en scène. Puis aussi chef d'orchestre. Et on quitta le domicile de mes grand-parents pour s'installer dans notre propre maison.
Sauf qu'aujourd'hui les meubles doivent être recouvert de poussière. Et moi je ne connais plus que les chambres d'hôtel des grandes villes où les troupes ont fait appel à ma mère, de celles où les directeurs d'opéra ont choisi de présenter des pièces et où ma mère choisit de travailler. Ma mère avait décidé de voyager grâce à sa nouvelle renommée durement acquise. Alors on ne restait pas plus de quelques mois au même endroit. Ma mère est une vraie professionnelle connue pour sa rapidité. Avec elle, les pièces sont de qualité mais aussi rapidement prêtes. Elle est dure et stricte avec les artistes.
Bref. Tout ça pour que vous compreniez pourquoi je m'ennuie. Dans ce milieu, tout doit être beau, luxueux. Même les Pokémon. Alors à côté de moi se tient Skitty. Je n'ai rien contre elle. Mais elle est stupide. Elle ne fait rien d'autre que de se prélasser et dormir. Elle est ennuyeuse.
Ma mère déteste les combats de Pokémon. Elle dit que les Pokémon sont faits pour monter sur scène, que eux aussi sont des artistes qui créent la beauté et l'émerveillement. « Les combats transforment les Pokémon en bestiaux stupides et agressifs. Ce n'est pas une activité pour quelqu'un de notre milieu. »
Mais moi, j'avais un ami. Un Malosse. Je l'avais trouvé dans la rue. Il m'avait suivi. Nous étions inséparable. Mais apparemment, un Malosse c'est sale, ce n'est pas noble, ce n'est pas pour moi.
Ma mère l'a chassé. Et je me suis de nouveau retrouvé seul.
Je déteste l'opéra. Je veux aller jouer dans la neige. Je veux sortir. Je veux vivre. Je veux arrêter d'étouffer ici.
~~
Je me promène souvent dans la rue une fois les cours finis. Et je m'arrête toujours devant ce bâtiment. Il est beau. Il est grand. Il respire le luxe, le calme, la prospérité.
Mon rêve, ça serait de pouvoir y entrer. De pouvoir appartenir à ce « milieu », ne serait-ce que pour une journée.
Ma vie est répétitive. Je me lève le matin très tôt pour aller livrer les journaux, accompagnés de Malosse. Puis je vais à l'école. Le soir, je passe tondre des pelouses ou d'autres petits jobs de ce genre, puis je rentre chez moi et je m'occupe de mon petit frère et de ma petite soeur car mes parents rentrent très tard de leur travail. L'argent que je gagne sert le plus souvent à aider ma famille.
Mon père avait une petite usine de chaussure. Tout marchait plutôt bien, nous avions de quoi vivre normalement et même parfois agréablement les mois où l'usine marchait le mieux. Mais un jour, une tempête a tout détruit. Nous nous sommes retrouvés sans rien. Alors chacun a du y mettre du sien pour qu'on puisse s'en sortir.
Et ma maman m'avait promis. Elle avait dit qu'on irait à l'opéra. Mais après ça, elle n'a jamais pu tenir sa promesse. Alors chaque jour, je m'arrête devant ce bâtiment et je l'observe.
De temps en temps, je me glisse devant l'entrée des artistes et je regarde les artistes humains et Pokémon rentrer et sortir. Le mieux, c'est quand ils répètent en costume. Je les vois sortir dans des vêtements faits en tissus soyeux, avec des coutures dorées... Et j'imagine qui ils sont, quel est leur rôle. En été je peux même parfois entendre les répétitions quand ils laissent les portes ouvertes, à la recherche d'un courant d'air frais.
Un jour je pourrais y entrer. Peut-être même que je pourrais y jouer ? A la bibliothèque, je lis souvent des histoires d'opéra. Un jour, j'ai même vu un film d'opéra. J'en ai eu les larmes aux yeux. Parfois, le soir, quand mon frère et ma soeur dorment et que mes parents ne sont pas encore rentrés, je m'imagine sur scène. Je danse, je chante. C'est magique. Malosse me regarde toujours bizarrement, ça l'amuse, mais en même temps je crois qu'il comprend ma tristesse. C'est un vrai ami. C'est le seul qui ne se moque pas de moi quand je parle de mon rêve. Forcément, quand on fait parti du « bas peuple », parler de l'opéra c'est un peu comme dire qu'on va participer à un concours Pokémon avec un Grotadmorv...
C'est donc un loisir secret.
Les week-end, je me retrouve avec des amis de ma classe, sur le terrain vague derrière le parc. Et on combat. Pour moi, c'est comme un opéra. La musique est-celle des dresseurs donnant des ordres, comme un chant ; la danse, la chorégraphie, la mise en scène est laissée au soin des Pokémon. Chaque attaque est composée de plusieurs pas qui forment un ensemble. C'est beau, c'est parfait. Chaque chose est à sa place, comme si tout avait été répété. Les Pokémon dansent ensemble, jusqu'à la fin du combat, ils donnent tout ce qu'ils ont pour obéir à leur dresseur et pour gagner. Ce sont des artistes. De vrais professionnels. J'adore ça. Je revis à chaque fois que j'arrive sur ce terrain et que j'envoie mes Pokémon à l'attaque. Malosse et Dynavolt sont mes idoles, mes champions. Peut importe s'ils gagnent ou pas, je suis toujours émerveillé quand je les vois combattre. C'est juste... Grandiose.
Pourtant, chaque fois que le combat se termine, je redescend sur terre. Je sais que ce n'était qu'un rêve, qu'une illusion, que mon imagination. Je sais que je vais devoir retourner à ma vie si répétitive; Travailler, m'occuper de mon frère et de ma soeur, aller à l'école pour espérer avoir un avenir et un travail.
Je sais qu'habillé comme je le suis, coiffé comme je le suis, je ne rentrerai jamais dans ce bâtiment.
Je voudrais pourtant réaliser mon rêve. Je n'en demande pas beaucoup ! C'est injuste... Je voudrais rentrer dans ce bâtiment. Monter sur cette scène. Je voudrais moi aussi être un artiste. Et que mes Pokémon le soient aussi. Je veux arrêter d'étouffer ici.
~~
La nuit est tombée. Tout le monde est rentré. C'est l'hiver, il fait froid. Personne ne s'attarde dehors le soir, il faut rentrer chez soi, bien au chaud, pour vivre sa vie.
Au milieu de la rue avancent trois silhouettes. Celle d'un homme, haute et droite, sombre et silencieuse, marchant au côté de celles plus petites et plus fluides de deux Pokémon : un serpent sombre à la queue tranchante et aux dents acérées, un animal bipède, la queue en tir-bouchon, les bras sans cesse levé comme s'il cherchait à capter quelque chose que lui seul peut percevoir.
Ils avancent à pas calmes et posés, ils traversent la ville sans s'arrêter. Sauf deux fois. Une fois devant une grande bâtisse en plein centre de la ville. Un bâtiment haut et luxueux avec une jolie enseigne lumineuse sur laquelle on peut lire « hôtel de la nuit dorée ». La seconde fois, à la sortie de la ville, devant une toute petite maison où une lumière est encore allumée, une toute petite maison avec sa boîte aux lettres de travers et sa clôture toute abîmée.
Dans la nuit, le petit groupe s'éloigne. L'atmosphère est étrange et lourde. Ils se dirigent à nouveau vers le centre de la ville. Mais sans s'arrêter jusqu'à leur destination, le cauchemar de l'un, le rêve de l'autre : l'opéra.
Quelques minutes s'écoulent. Ils se tiennent droit devant le grand bâtiment. Ils attendent. Puis l'homme claque des doigts.
Et c'est à nouveau le calme de la nuit.
~~
C'est dimanche. Hier soir encore, elle est rentrée très tard avec son mari. Ils font beaucoup d'heures supplémentaires. Le loquet de la boîte aux lettres est levé. Pourtant, c'est dimanche. Et on ne reçoit pas de courrier le dimanche.
D'habitude, ses trois enfants sont déjà levés. Elle est toujours très heureuse le dimanche. Car elle peut passer un peu de temps avec eux. Surtout avec le plus grand qui fait tant de choses pour eux. Mais justement, ce matin, il n'est pas là. Malosse non plus. Il ne reste que Dynavolt qui, comme d'habitude, a dormi avec sa petite soeur pour la protéger des « mauvais rêves ». Ca ne fait rien. Il ne doit pas être bien loin.
Elle va chercher le courrier. C'est une lettre. Une invitation. Pour ce soir. A l'opéra.
« Pourquoi n'est-il pas là? Il serait si heureux de l'apprendre ! » C'est une invitation pour deux personnes. Mais bizarrement, l'invitation porte son nom. Son nom à elle.
C'est très étrange. Mais pourquoi pas ?
C'est dimanche pour elle aussi. Elle se lève. Seule, dans sa grande chambre d'hôtel. On toque à la porte. Elle ouvre. On lui remet une lettre, une invitation. Pour l'opéra. Que cette invitation porte son nom n'a rien d'étrange. Après tout, elle est connue dans le milieu. Mais elle n'avait pas entendu que « son » opéra serait occupé aujourd'hui. Tant pis. Ca sera son jour de repos. Elle le passera avec son fils. Si elle le trouve. D'ailleurs, il va l'entendre. Il ne doit pas disparaître comme cela, sans prévenir. Ce n'est pas digne de son milieu.
Alors ce soir, elles iront à l'opéra.
~~
Malosse était devenu très bizarre. Il était sorti. Alors il l'avait suivi. Et il avait senti comme une morsure. Puis plus rien jusqu'à maintenant.
De son côté, il avait suivi Skitty. Pour une fois qu'il se décidait enfin à se lever, c'est que quelque chose de vraiment très intéressant devait se produire. Alors pas question de rater ça. Lui aussi avait ressenti une vive douleur. Puis le néant.
Il est tard. Une journée d'absence.
Mais c'est l'idylle dans leur tête. L'opéra ou la liberté. Chacun vie son rêve. Des costumes luxueux et dorés, des vêtements déchirés, de la musique ou le silence de la neige.
C'est comme s'ils étaient drogués. Chacun dans un rêve.
Puis le rideau se lève. C'est le début du spectacle. C'est le début de leur spectacle, le début de leur rêve.
Dans les coulisses, un homme attend, debout, seul. A sa gauche, un Seviper dort, roulé en boule, du sang encore sur ses crocs. A sa droite, un Groret ferme les yeux, l'air concentré, les bras tendus, un halo bleuté autour de lui.
Et l'homme agite ses bras. Le maître des marionnettes.
La musique démarre. Les deux enfants s'avancent.
C'est le début de leur spectacle. Le début d'une nouvelle vie. Qui durera. Mais combien de temps ?
Le rideau est levé. C'est le début du spectacle.
Dans quelques heures, ça sera la fin.