Difficile est la simplicité :
Les premières notes de l'indicatif annonçant le journal télévisé retentirent. Ses mains se crispèrent davantage sur les bras de son fauteuil tandis que la mélodie s'atténuait et que la retransmission du reportage se précisait. Seul dans le studio qu'il partageait en colocation avec sa cousine pour suivre ses études, il savourait la solitude. Cette meilleure compagne qu'aucune autre personne. Aujourd'hui, cependant, il avait une chose bien plus importante en tête. Les yeux rivés sur la télévision, il avait guetté le début du journal depuis plus d'une demi-heure. Il savait que patienter avant l'heure officielle était stupide. Mais c'était plus fort que lui. Inconsciemment, il n'avait pu s'empêcher de marteler la télécommande toutes les dix secondes, espérant trouver ce qu'il voulait. Et enfin, sur la première chaîne d'information de Hoenn, on en venait à ce qui l'intéressait.
L'écran afficha encore quelques instants des images floues et parasitées, puis tout devint parfaitement discernable. Un homme à la raie bien nette et aux cheveux gominés se tenait fébrilement en pleine rue, devant ce qui semblait être la façade d'un vieil immeuble. La mine soucieuse, il ajustait méticuleusement le col de sa chemise noire. Après un imperceptible geste de main du caméra-man, l'homme comprit finalement que la diffusion en direct avait commencée. Affichant une sorte de sourire d'excuse, le journaliste reprit contenance et s'éclaircit la gorge :
- Mesdames et messieurs, bonjour et bienvenue à l'antenne de SIMPLINFOS pour le journal télévisé de treize heures ! annonça-t-il, la voix animée et professionnelle. Nous sommes actuellement en direct de Mérouville, une mégalopole très connue de Hoenn...
Il renifla avec un mélange d'inquiétude et de mépris. Lui, Théodore Shade, savait pertinemment ce qui allait se dire. Toutefois, il voulait avoir la confirmation. La confirmation officielle que ce qu'il avait vu n'était pas juste un délire de sa part, mais bel et bien la détestable réalité. D'un autre côté, la folie ne serait-elle pas préférable ? Après tout, admettre qu'il avait imaginé tout cela lui remonterait considérablement le moral. On en viendrait certes au cas extrême où il serait obligé d'être interné, mais au moins sa vision ne serait-elle alors qu'une simple hallucination. Rien de plus qu'une hallucination...
- Me voici, moi et mon équipe, devant un vieil entrepôt désaffecté situé en bordure de la ville, reprit le journaliste. Le devoir m'impose de vous prévenir que les propos qui vont suivre pourraient choquer les âmes sensibles, ajouta-t-il, le timbre grave. Aussi ne saurais-je que trop conseiller à ceux qui sont dans ce cas-là de se retirer du petit écran.
L'homme laissa flotter un instant de silence, comme pour donner une marge d'action aux auditeurs. On sentait nettement la tension, la pesanteur qui régnait dans l'atmosphère. Comme si les murs gris du bâtiment en arrière-plan dégageaient une aura lugubre et oppressante. Comme si... de sombres événements s'étaient déroulés.
- Reprenons donc le reportage là où nous l'avons laissé, poursuivit le journaliste, considérant qu'il avait assez attendu. En ce lieu inhospitalier, semble-t-il, de dramatiques faits sont survenus.
Il tendit son bras d'un air magistral vers l'entrepôt. Le cadre effectua un rapide zoom sur la bâtisse délabrée, balaya sa surface terne puis se reporta de nouveau sur l'homme. D'un regard éloquent, celui-ci fit clairement comprendre sa déception aux spectateurs. Même le ciel gris perle qui grondait au-dessus de sa tête paraissait resplendissant en comparaison. Il s'agissait là d'un silence lourd de sens, et donc de conséquences. Théodore sursauta, comme soudainement électrisé.
Et voilà. Ce journaliste abordait le sujet qui lui tenait à cœur. Celui dont il souhaitait voir infirmée ou confirmée la véracité. Théodore inspira longuement, tétanisé. Dans ses yeux rouges comme deux rubis, une lueur fugitive brilla. Celle de la peur. Celle du doute. Il avait beau espérer que tout cela ne soit jamais arrivé, y croire de toutes ses forces, c'était peine perdue. Au fond de lui-même, il savait que ce n'était pas une fabulation de son esprit consécutive au manque de sommeil. Les révisions acharnées sur le plan de travail, -pendant des heures entières parfois-, n'y étaient absolument pour rien. Tout cela avait été réel et le demeurerait pour toujours, malheureusement...
- Dans le courant de la nuit, deux corps ont été découverts par un sans domicile fixe. Alors qu'il tentait de s'abriter de la pluie glaciale, il est tombé sur les cadavres, -les cadavres de deux jeunes femmes pour être exact. Selon l'avis des experts dépêchés sur place, les pauvres auraient été atrocement mutilées par une longue lame puis assommées à l'aide d'un objet contondant. Suite à quoi, elles seraient mortes du fait de leurs multiples hémorragies. Il n'y a pas eu d'actes sexuels mais les victimes revêtaient des habits froissés et déchirés, témoignages indéniables de la violence avec laquelle on les a traitées. Ligotées et bâillonnées, il semblerait qu'elles aient été laissées là sans aucune autre forme de procès, et ce jusqu'à ce que mort s'ensuive. C'est assurément un crime d'une rare violence qui relève de la plus grande cruauté et démontre le caractère instable et sadique du ou des meurtriers. En effet, les autorités compétentes n'excluent pas l'hypothèse d'une coopération entre criminels puisqu'il y avait deux victimes...
Le journaliste venait de débiter tout cela d'une traite, ne reprenant que brièvement son souffle. Son visage aux yeux brillants exprimait la compassion, mais aussi une haine des plus profonde. Sa voix, quant à elle, était chargée de rancœur. On percevait aisément le sentiment d'injustice qui l'habitait comme l'ombre d'un mauvais souvenir. Et il était dur de lui en vouloir. Qui donc aurait pu ne pas compatir à ce malheur tragique qui avait frappé deux jeunes femmes dans la force de l'âge ? Qui donc n'aurait pas esquissé une larme à l'annonce de ce sort funeste ? Théodore frémit. Lentement puis plus rapidement.
Ainsi, il n'avait pas déliré.
Ces corps exsangues au teint aussi pale que sa peau était crayeuse. Ces yeux caves au regard vide, ces joues cireuses et tendues dans une expression de terreur. Cette odeur putride et caractéristique de la chair tout juste en décomposition. Celle, plus âcre, du sang coagulé... Oui, tout cela, il y avait véritablement assisté. Aucun cauchemar, aussi saisissant de réalisme qu'il fut, n'aurait pu lui apporter cette sensation d'effroi, cette peur primitive qui lui avait glacé le sang...
Elle avait été bien réelle, cette vision qui l'avait marqué à jamais.
A la pensée de cette triste réalité, Théodore se prit la tête entre deux mains et hurla de désespoir. Hurla, encore et encore, jusqu'à ce que sa voix s'enroue et faiblisse d'elle-même. Les yeux baignés de larmes, le souffle court, il cherchait rapidement un espoir. Un espoir auquel se raccrocher. Sa quête fut toutefois vaine. Il n'y avait pas d'exutoire pour les gens dans son cas. Ni soutien, ni pardon. Seule venait la douleur du fautif, puissante et omniprésente. Seul ce pincement au cœur et cette affreuse contraction au niveau de l'estomac lui tenaient compagnie.
Seuls, les individus de son espèce étaient condamnés à l'être. D'une manière ou d'une autre, tel serait son destin. Il en avait la conviction intime. Pour lui, ni clémence, ni repentir. Rien de tout cela. Juste la culpabilité éternelle.
" Pourquoi donc te morfonds-tu sur le sort de ces pauvres sottes ? Elles n'en valent pas la peine. Elle n'en valent plus la peine. "
Plus frissonnant que jamais, Théodore écarquilla les yeux et tomba à genoux sur le carrelage du salon. Il plaqua les mains sur son visage, comme voulant se protéger d'une horrible scène. Plongé dans le noir des aveugles, le jeune homme entreprit de se reprendre, mentalement tout du moins. Cette voix inconnue avait à nouveau envahie son esprit. Habituellement, sa propre voix était douce et polie. En revanche, celle-ci avait un timbre caverneux, glacé. Sans parler de la petite inflexion ironique que l'on sentait percer entre deux mots. Théodore la détestait cordialement. Elle était annonciatrice de bien des problèmes à venir. Chaque fois qu'elle retentissait en lui, il faisait tôt ou tard quelque chose de répréhensible. Toujours.
La voix du démon qui sommeillait en lui. Son pendant maléfique. Voilà ce dont il devait s'agir. Le mal enfoui dans les tréfonds de son âme venait à nouveau lui susurrer des paroles destinées à le tromper. Aurait-il seulement la force de lui résister ?
- Laisse-moi tranquille ! hurla Théodore.
Il savait parfaitement qu'il devait avoir l'air idiot. Crier tout seul contre une voix provenue directement de sa tête n'était en effet pas le passe-temps de tout homme ordinaire. Mais Théodore savait depuis longtemps qu'il n'était pas un individu lambda. Il avait quelque chose... de spécial.
" Pourquoi donc te laisserais-je à nouveau le contrôle ? rétorqua la voix glacée avec un petit gloussement. Tu ne sais pas faire les choses comme il faut, et ce depuis toujours ! Jamais tu n'as eu
le courage d'exprimer ta haine envers les autres humains... jamais ! Tu es faible ! "
- Crois-tu donc que ne pas céder à tes vices est une faiblesse ? Crois-tu vraiment que se montrer fort, c'est commettre des meurtres et exterminer des innocents pour se venger de ceux qui ont foulés du pied mon honneur ?
Théodore tremblait et suait, son visage chauve encore plus blafard qu'auparavant. Le décor lui paraissait flou et instable, les paroles du journaliste lointaines...
" Alors tu as compris... ce que t'ai fait faire ? susurra la voix avec un plaisir malsain. Tu sais donc de quoi je suis capable...
- Quelles autres insanités m'as-tu forcé à accomplir ? tonna Théodore pour couvrir les propos de son sordide alter-ego.
" Outre le fait de t'avoir conduit au meurtre sanguinaire de deux jeunes femmes et à des violences sur des brutes de ton établissement ? Rien d'autre. Enfin... pas encore. "
L'étudiant étouffa une exclamation d'effroi. Comment ça, pas encore ? Que comptait-il lui réserver la prochaine fois ? Comme si violenter d'autres personnes n'était pas suffisant... Comme si un double homicide n'était pas suffisant ! En l'instant, Théodore se sentait en plein désarroi. Quelque chose était lourdement tombé en lui. Quelque chose qu'il avait perdu à tout jamais et qui ne reviendrait pas. Son innocence. Inconsciemment, des larmes lui montèrent aux yeux.
- Théo, c'est moi, je suis rentrée !
Bon sang ! Sa cousine revenait déjà de cours ? Sa petite voix cristalline était reconnaissable entre milles... Non, ce n'était pas, mais alors vraiment pas, le moment de rentrer ! S'il ne parvenait pas à dompter son mal intérieur, elle risquait... elle risquait...
Cette simple pensée lui arracha une grimace tandis qu'il essuyait ses larmes précipitamment. Un peu plus loin, il entendit le bruit de la porte d'entrée que l'on refermait puis les pas de sa cousine dans le couloir. Décidément, ce n'était pas le meilleur moment pour qu'elle vienne à lui. Résister... Il devait... résister.
" Alors que vas-tu faire, pauvre inconscient ? asséna la voix aiguë en paraissant ricaner de plaisir face à son dilemme grandissant. Il va falloir que tu te décides à agir... C'est soi toi, soi elle ! "
- Ne compte pas me gâcher encore longtemps l'existence ! siffla Théodore entre ses dents. Je suis mon seul maître !
- Tu disais ?
Théodore ouvrit les yeux de stupeur. Il ne s'était pas attendu pas à ce que sa cousine l'entende en
pénétrant dans le salon. Apparemment, elle avait pensée qu'il s'adressait à elle. Feignant la désinvolture, le jeune homme se retourna vers elle et lui adressa un de ses plus beaux sourires. Mais aussi l'un de ses plus naïfs. Combien de temps croyait-il pouvoir contrer le mal qui se répandait en lui comme le plus sinistre des poisons ?
- Rien, je parlais tout seul, assura Théodore avec maladresse, son visage juvénile trahissant un certain malaise en dépit de ses efforts.
- Oh, très bien, répondit sa cousine en posant sa sacoche sur l'étagère d'un meuble proche. J'oublie parfois que tu aimes bien réfléchir à voix basse...
- Ne t'en fais pas Sidonie, tu ne me gêne pas, ajouta Théodore en sentant son léger désappointement.
Sidonie échangea un regard complice et rassuré avec lui. Ces yeux d'un vert sombre et profond qui avaient si souvent scrutés son âme. C'était du moins ce qu'il ressentait une fois confronté à Sidonie. Aussi loin qu'il s'en souvienne, le visage angélique et maternel de sa cousine avait toujours été là pour l'accueillir lorsque le monde semblait basculer autour de lui. Son sourire éclatant l'avait maintes fois rassuré par le passé. Et aujourd'hui, Théodore n'aurait pu supporter de lui faire du mal. Eux deux, orphelins depuis leur tendre enfance, avaient toujours affrontés les durs lots de l'existence. On disait qu'ils étaient indissociables. Mais à présent, le moment de la séparation était enfin venu. Aucun retour en arrière n'était envisageable. Malheureusement, il s'agissait là d'une cruelle vérité.
- Tu ne peux pas savoir comment les cours ont étés pénibles ! commenta Sidonie en rajustant quelques mèches de cheveux auburn qui dépassaient sous son chapeau blanc. Madame Logsia est plus barbante que jamais... mais elle nous a gratifiée d'une magnifique crise de vomissements en plein cours, ajouta-t-elle, prise d'un fou rire. Du coup, j'ai pu abréger ma journée de deux heures et demie !
- Tant mieux pour toi ! assura Théodore avec un sourire forcé. Moi je peux toujours courir pour que Madame Syli tombe malade ! Elle est increvable celle-là !
- C'est vrai, admit Sidonie en se laissant tomber dans le second fauteuil du salon. Je suppose qu'il en faut des comme ça pour que le monde tourne... Tu as mangé au fait ? ajouta-t-elle.
- Oui, ne t'en fait pas. Je t'ai laissé un reste de rôti à réchauffer si tu veux.
Sidonie opina brièvement de la tête, se frotta les mains avec contentement et se releva.
- Excellent, tu sais que j'adore ça en plus ! C'est toujours utile d'avoir un cousin qui sait cuisiner, n'est-ce pas ?
Affichant une mine réjouie, Théodore s'efforça de faire taire la voix qui résonnait à nouveau en lui. Mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Parler tout en ayant le cerveau martelé par une autre voix était un exercice des plus difficiles. Assurément, il y avait de quoi s'arracher les cheveux. Si seulement il en avait eu. Quoiqu'il en soit, Théodore devait tout faire pour que Sidonie ne remarque rien de ce manège. Elle avait suffisamment de choses à gérer dans sa vie, inutile en plus de lui flanquer un poids mort tel que lui.
- Euh... je vais sortir en ville, tu veux que j'achète quelque chose par la même occasion ? proposa-t-il en haussant le ton pour couvrir la voix et parler à Sidonie qui se trouvait dans la cuisine.
- Du pain, ça serait bien, s'il te plaît ! répondit sa cousine d'une voix étouffée, comme si elle mangeait déjà. On en a plus !
- Très bien, j'en prendrai deux baguettes lorsque je passerai chez le boulanger... A tout à l'heure !
Théodore sortit avec soulagement. Son départ avait été tellement précipité que sa cousine n'avait même pas eu le temps de lui adresser une réponse. Probablement le trouvait-elle bizarre, voire quelque peu agité. Ce n'aurait pas été si étonnant de sa part, elle qui le connaissait comme une sœur pourrait connaître son frère.
Bientôt, il fut au pied du large immeuble en parpaing blanc où il logeait depuis quelques mois déjà. La rue sur laquelle il donnait était agitée et régulièrement traversée par une file de conducteurs venus travailler dans les buildings avoisinants. Un quartier de centre-ville tout ce qu'il y avait de plus banal en somme. Banal, oui. Tout le contraire de ce qu'il était, à vrai dire.
Depuis toujours, Théodore avait fait ce constat. Lorsqu'il était venu pour la première fois dans un parc et avait voulu jouer avec d'autre enfants, l'évidence lui était apparue dans toute sa splendeur. Il était différent. Personne n'avait voulu jouer avec le petit garçon frêle et chauve à la peau blanche comme un cadavre et aux yeux rouges. Ici comme ailleurs, on détestait instinctivement tout ce qui sortait du moule. Et il fallait dire qu'un enfant albinos n'était pas ce qu'il y avait de plus normal au milieu des stéréotypes.
Pourtant, la simplicité, Théodore l'avait toujours désespérément recherchée. Elle n'était jamais venue à lui. Son quotidien s'était révélé bien trop compliqué pour cela. Entre les visites quotidiennes à l'hôpital, les remarques déplaisantes sur son apparence et la disparition prématurée de ses parents, il n'avait pas eu le temps de vivre. Tout cela n'avait été pour lui qu'un simulacre d'existence. Un long fleuve qui se serait arrêté en plein dans son cours. Si sa cousine ne l'avait pas soutenu toutes ces années durant, il eut été certain qu'il aurait mit fin à ses jours.
Mais elle était là, à ses côtés, et il ne pouvait se permettre de gâcher tout les efforts qu'elle avait fourni pour raviver la flamme de l'espoir en lui. En aucun cas il ne pouvait se le permettre. Mordre la main qui le nourrissait... Et puis quoi encore ? Il était tout sauf ingrat !
Sa poche fut soudain saisie de tremblements, comme si quelque chose y remuait faiblement. Théodore porta la main à sa veste et en sortit une unique PokéBall. Pris d'une envie irrépressible, il la lança pour libérer son compagnon de voyage. Dans un rai de lumière, un humanoïde se profila. Plus blanc encore qu'il ne l'était lui-même, son regard perçant semblait sonder profondément les choses. Faisant cliqueter entre elles les lames qui se profilaient à chaque extrémité de ses coudes, le Pokémon se tourna vers Théodore. Son maître. Sous la surprenante chevelure verte plaquée sur son visage, il laissa l'ombre d'un sourire se dessiner.
- Tu avais envie de te dégourdir les jambes, Zan ? remarqua Théodore.
Pour la première fois depuis une heure, il sentit le poids qui pesait sur ses épaules s'envoler intégralement. Son Gallame, qu'il avait affectueusement surnommé Zan, était son seul Pokémon. Mais aussi son meilleur ami en dehors de Sidonie. Depuis qu'il l'avait attrapé en tant que Tarsal il y a un an, leur entente n'avait cessée de croître, devenant harmonieuse et indéfectible. S'il n'avait pas été depuis toujours d'un scepticisme rigoureux, Théodore aurait parfois eu tendance à croire que Zan comprenait tout. Qu'il comprenait les choses mieux que la grande majorité des humains. Qu'il pouvait communiquer avec lui sans rien d'autre qu'un simple regard et lire en lui comme dans un livre ouvert. En somme, qu'il était exceptionnel et doué d'un don inconcevable...
- Bon, tu sais où me conduire ? dit Théodore à son Pokémon en coupant le flot de ses pensées. On a du pain à aller chercher aussi... Allez, Téléport !
Avant même que quiconque ne remarque le phénomène, le Gallame et son dresseur avaient disparus dans un bref tourbillon de vent.
* * * * * *
Le parc étendait ses vastes pelouses vertes sous le soleil éclatant. Une once de vent venait à peine agiter le feuillage du saule pleureur sous lequel Théodore et Zan se tenaient. Adossé à une curieuse cavité à la base même du tronc, l'étudiant songeait en contemplant le ciel d'un bleu myosotis. Quel magnifique panorama que celui s'offrant à lui...
Ce parc avait toujours constitué son lieu de plaisance, son abri contre les tracas et l'ennui. Lorsqu'il se sentait mal, c'était là qu'il se rendait. Ici, l'air était pur et la nature verdoyante. Quelques gazouillis par ci et quelques cris d'enfants par là venaient constituer un agréable fond sonore. Et surtout, personne pour le dévisager effrontément et laisser dans son sillage des commentaires acerbes sur son apparence...
Tout était parfait en ce lieu. Et c'était précisément sous ce saule centenaire qu'il avait rencontré Zan. L'un comme l'autre, ils avaient été perdus et en proie au désarroi du solitaire rejeté. L'un comme l'autre, ils s'étaient mutuellement trouvés. Comme si chacun avait son homologue dans l'espèce opposée. Lui, l'albinos orphelin, et Zan, le Tarsal aux pouvoirs démesurés qui avait effrayé ses pairs.
C'était du moins ce que Théodore avait cru comprendre en le dressant. Sa puissance au combat s'était en effet révélée proprement stupéfiante. Il avait dès les premiers instants su s'imposer dans les affrontements et ne se montrait amical qu'envers Théodore. Pour une raison que celui-ci ignorait, tout autre individu était irrémédiablement un ennemi dans l'esprit de Zan. Il ne faisait aucun doute que le Pokémon ne portait pas l'humanité en son cœur. Quoique, ce n'était pas son cas non plus et il devait bien s'admettre que Zan représentait pour lui autant qu'un frère. A l'instar de Sidonie, il avait su lui rendre une part de son âme...
Simplement... Vivre simplement... Voilà des mots que lui répétait souvent sa cousine. Et si depuis tout ce temps il n'en comprenait pas le sens strict, il leur attribuait tout de même une signification importante. Une fois la lumière faite sur cela, peut-être réaliserait-il alors la réelle ampleur de ces mots. Oui, peut-être...
Autour de lui, le monde changeait, évoluait. Mais c'était toujours de mal en pire. Théodore avait pu observer assez souvent le vice dont l'homme était atteint. Parfois même, il en avait subi les frais. Et pour qu'il ne l'oublie pas, la longue cicatrice qui lui barrait le torse constituait un rappel suffisamment pénible.
Paradoxalement, le jeune homme avait eu l'occasion d'assister à de biens plus heureuses scènes. Des parents qui jouaient avec leurs enfants, des frères et sœurs qui s'amusaient ensemble... Des amis entretenant des discussions sur le bon vieux temps. Et quelques fois, des amoureux transis échangeant des déclarations passionnées au dos de l'arbre qui l'abritait en ce moment même...
Tout cela, il y aspirait. Cette simplicité dans l'existence était son désir le plus cher, le plus inavouable. Lui aussi aurait bien voulu avoir des parents pour s'occuper de lui. Lui aussi aurait bien voulu avoir des frères et sœurs, des amis avec qui égayer ses journées. Lui aussi aurait bien voulu fonder une famille...
Mais Théodore savait qu'il n'était pas destiné à ce bonheur simple et si enivrant. Tout simplement car il était différent. Trop différent. Cette voix qui le harcelait de plus en plus souvent en était la preuve la plus irréfutable. Bien qu'elle ait cessée de murmurer à son esprit de sinistres paroles pour le moment, Théodore n'en restait pas moins sur ses gardes. A n'importe quel instant, il courait le risque de l'entendre à nouveau. Et alors, il irait, lui et son entourage, au devant d'un grand danger...
" As-tu donc si peur de moi ? "
Mince ! La voilà qui s'immisçait à nouveau en lui... Mais pourquoi donc était-il si malchanceux ? Quelle étaient les probabilités pour qu'il soit à la fois atteint d'albinisme et d'une sorte de dédoublement de la personnalité ? D'une sur un milliard ? Non, ce n'était plus une question de probabilités... c'était la fatalité, sans aucun doute. Et elle avait jeté son dévolu sur lui dès sa venue au monde, peut-être même avant.
Il eut été si simple pour lui d'abréger ses jours, d'apaiser égoïstement ses souffrances... Mais à chaque fois qu'une telle idée lui venait en tête, les images de Sidonie et Zan avaient tôt fait de l'en dissuader. Effectivement, Théodore ne pouvait se résoudre à abandonner les deux piliers de sa vie, ceux sans lesquels il aurait déjà plongé dans les affres de la folie...
" Pourquoi te refuses-tu à coopérer ? reprit la voix aiguë en lui donnant le tournis. Contrairement à ce que tu penses, je suis ton ami... "
Quelle ridicule aberration ! Son ami ? Certainement pas ! Celui de la folie qui menaçait de le submerger, peut-être bien. Mais assurément pas le sien !
" Écoute, je t'ai peut-être un peu trop brusqué tout à l'heure, et je le regrette... "
Et voilà, il nageait en plein délire. La voix éprouvait des regrets maintenant. Qu'est-ce qu'il ne fallait pas entendre...
" Si je m'insinue en toi et t'accable de commentaires rabaissants, crois-le bien, c'est pour ton propre bénéfice... "
Pour son propre bénéfice ? Et puis quoi encore ? Pour celui des deux jeunes femmes assassinées pendant qu'on y était ?
" Tu ne peux me cacher ta nature profonde... souffla la voix. Je sais que, tout comme moi, tu hais les humains. Seulement... tu n'as jamais eu le courage de leur faire payer les sévices que tu as enduré par leur faute. "
- Q... quoi ?
Cette fois-ci, Théodore n'avait pu réprimer une expression de surprise. Il se fichait pas mal de paraître dément à parler tout seul. Tout ce qu'il souhaitait nier lui était jeté à la figure par cette voix... Non, il ne pouvait sincèrement pas désirer... désirer... tuer ses semblables !
" Je veux pouvoir te donner l'occasion de remédier à toutes tes hésitations... Tout ce que tu n'as pas osé faire... tout tes souhaits insatisfaits... toute la haine que tu as contenue en toi... Tout cela, grâce à moi, tu n'auras plus à t'en soucier. Je vais ôter ce lourd fardeau qui pèse sur tes épaules... si seulement tu consens à partager de nouveau ta conscience avec moi. Je pourrais te forcer la main, mais je n'en ai pas la volonté. Je veux... que nous agissions ensemble. "
Théodore ouvrit des yeux ronds. La lumière s'était faite en lui. Ses doutes et ses appréhensions s'étaient envolés. Comme investi d'un soudain don d'omniscience, il avait comprit en l'espace d'un instant. Comprit que cette voix avait raison... Comprit qu'elle appartenait à...
- Zan ? Tu fais de la télépathie ?
Sous son regard ahuri, le Pokémon hocha la tête d'un air grave qui n'appartenait qu'à lui. Il l'approcha et mit une main conciliante sur son épaule...
" Tu te souviens de ces crétins qui t'ont fait une estafilade sur le torse avec un bout de verre, il y a huit mois en arrière ? dit Zan, le ton chargé de colère. Tu sais, ceux qui voulaient tester un nouveau jeu sur toi ? "
Théodore opina en ouvrant la bouche, toujours sous le choc de sa découverte.
" Et bien, que dirais-tu de leur rendre une petite visite... de courtoisie ? reprit Zan, sarcastique. J'ai retenu leur signature énergétique depuis ton agression et je peux te mener à eux en un rien de temps... Je peux même te dire qu'ils se trouvent exactement en bordure de la fameuse boulangerie où tu comptais aller... "
Dans un geste machinal, Théodore esquissa un pas en arrière... Mais quelque chose au plus profond de lui-même l'empêchait de reculer pour de bon... Mettre une raclée à ces lâches qui n'attaquaient qu'en groupe des individus isolés avait toujours revêtu un sens certain pour lui. Il s'agissait là d'un plaisir irrésistible que ses rêves avaient souvent projeté en film dans son esprit. Oui, voilà la volonté qu'il avait eu sans oser toutefois la concrétiser...
Ses iris rouges se voilèrent d'ombres inquiétantes, très différentes des lueurs dansantes qu'on y voyait habituellement. Enfin, Théodore répondit, ferme et animé d'une ardeur nouvelle :
- Très bien, on s'y met quand tu veux, Zan !
La face du Pokémon s'étira en une expression avide et malfaisante...
* * * * * *
- Dites-moi donc ce que ça vous fait... Avez-vous peur, bande de malfrats lâches et faibles ?
Un des hommes habillé en motard s'effondra dans une fontaine de sang, lacéré par Zan. Autour de lui, ses compagnons pourtant nombreux tressaillirent d'effroi. Les lamentations déchirantes de leur camarade et sa blessure qui saignait abondamment paraissaient agir comme un puissant sédatif sur eux. Pétrifiés telles des statues, ils restaient bras ballants. Leur regard empli de peur rappelait celui qu'avait parfois le gibier férocement traqué. Et Théodore aimait cette vision. Il s'en délectait, s'en repaissait même.
- Ah, depuis le jour que je guette le moment où je pourrais vous faire payer tout vos actes ! éructa Théodore en s'esclaffant sans dissimuler son allégresse. Pouvoir asséner des coups en retour, c'est... grisant !
Alors que le jeune homme levait ses mains agitées de légers spasmes, il parut plus dément que jamais. On aurait eu peine à croire qu'il s'agissait du même Théodore. Ses traits s'étaient durcis, son regard également. Quelque chose en lui avait radicalement changé. Quand bien même son corps demeurait d'une blancheur de craie, il émanait de lui une noirceur insoupçonnée, totalement contradictoire...
- Pitié ! l'implora un homme en se jetant à genoux devant lui. On ne fera plus jamais de mal, promit ! S'il vous plaît...
- Et vous, avez-vous fait preuve de clémence lorsque vous me tabassiez à dix contre un ? rétorqua Théodore d'un ton sentencieux et haineux. Pourvu que vous pouviez trouver un souffre-douleur, peut vous importait de gâcher la vie d'autrui ! A présent... je vais vous faire tellement souffrir que j'incrusterai le message directement dans votre peau !
L'homme s'affaissa dans un long râle, tailladé prestement par les lames effilées de Zan suite à un geste de l'étudiant. Le Pokémon exhalait une colère toute aussi vive que son maître, et le sang qui coulait le long de ses bras n'aidait en rien à le rendre moins effrayant.
C'est alors qu'une sirène stridente se fit entendre et vrilla les oreilles des présents. Théodore ne la reconnaissait que trop bien... Il y eut également des claquements de portes et une vague rumeur, comme si l'on s'entretenait discrètement derrière les palissades qui bordaient la cour. Un des hommes tenta de s'échapper en catimini alors que Théodore regardait ailleurs, mais Zan l'intercepta d'un coup précisément asséné en plein ventre et le regarda basculer en avant comme une feuille morte...
" Tu ne trouves pas que c'est tout simplement génial ? dit le Pokémon à Théodore par télépathie. On s'amuse comme des petits fous, non ? Personnellement, je considère ça comme l'extase suprême ! Cette ivresse qui me submerge... j'adore ! "
Théodore approuva en arborant un rictus proprement malfaisant. Que la police vienne à son encontre et il rirait davantage encore... Avec les capacités de Zan, il était invulnérable, il pouvait agir impunément !
Autour du cercle qu'il formait avec son compagnon et ses victimes, des rangs serrés de policiers en uniforme bleu se formèrent rapidement. Les représentants de l'ordre les cernaient à présent, détaillant la scène d'un regard vif et alerte. La petit cour ensanglantée où Théodore se trouvait ressemblait vaguement à un champ de bataille et personne ne s'y trompa. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, le jeune homme fut mis en joue par une vingtaine de policiers.
Ce cliquetis si caractéristique des pistolets que l'on arme... Théodore n'aurait jamais pensé l'entendre si distinctement un jour. Peut-être son heure était-elle venue, qui sait ? Peut-être était-il temps pour lui de passer à autre chose ?
" N'aie crainte et ne laisse en aucun cas le doute t'assaillir, murmura Zan en ressentant son hésitation soudaine. Tant que je suis là, il ne peut rien t'arriver. Au milieu de tous ces ennemis, je suis ton seul ami, et réciproquement... ajouta-t-il avec une sorte d'émotion plutôt rare de sa part. Ne l'oublie jamais. "
Alors qu'il en venait à la conclusion que Zan avait effectivement raison sur toute la ligne, le regard de Théodore fut interpellé fugitivement. Interpellé par une tignasse auburn qui avait flotté comme une bannière au-dessus du rideau de policiers... Mais il dut bien se détourner de cette étrange vision car un des hommes en bleu s'adressa à lui :
- Veuillez cesser toute résistance et aucun mal ne vous sera fait ! Dans le cas contraire, nous serons contraints d'employer la force ! C'est à vous de choisir !
Théodore éclata d'un rire long et moqueur, levant la tête au ciel en se tenant le ventre. Vraiment, ces hommes ne doutaient de rien ! A côté de lui, Zan était secoué d'un fou rire silencieux. Devant ces réactions peu équivoques, le policier qui avait parlé marmonna à ses coéquipiers :
- Très bien, veuillez lâcher la brigade de Caninos d'attaque. Peut-être est-il encore possible de limiter l'effusion de sang...
- Très bien Chef ! acquiesça un de ses vis-à-vis en se mettant au garde-à-vous.
Le leader soupira tandis qu'un de ses hommes partait en trombe. Il avait une grande expérience de ce type de situation. Et il était rare qu'elle s'achève sur une note gaie. Toutefois, l'espoir de résoudre le problème sans trop de violence était encore envisageable. Si seulement le camp adverse obtempérait, tout cela se terminerait pacifiquement. De toute évidence, l'individu n'était pas armé. Faire tomber son Pokémon reviendrait donc à régler le dilemme qui frappait la police.
- Zan ! hurla Théodore en pointant du doigt le chef. Je crois bien qu'il mijote quelque chose ! Sois prudent !
" Très bien. Je l'avais noté de toute façon. Ils vont probablement essayer de s'en prendre à moi avec d'autres Pokémon... Damnation ! Faire usage d'une telle bassesse, utiliser des frères contre moi, c'est bien typique des humains ça ! Mais soit, si c'est la guerre qu'ils veulent... "
Peu de temps après, alors que le silence s'était fait et que personne n'osait bouger d'un pouce, des aboiements sonores résonnèrent dans l'air. Enfin, un groupe de chiens à la fourrure tigrée perça le mur de policiers, grognant farouchement. De leurs regards perçants, ils fustigeaient Zan. Chaque Caninos, au nombre d'une vingtaine environ, était fermement campé sur ses appuis. On les sentait prêt à bondir à tout moment. Théodore les voyait déjà se ramasser et plonger sur Zan toutes dents dehors. Il les voyait déjà déchiqueter son fidèle compagnon au terme d'une lutte sanglante et acharnée...
- Théo ! Cesse tout cela avant qu'il ne soit trop tard ! intervint une voix en déchirant le silence que seuls les Caninos troublaient. Tu peux encore arrêter ce désastre ! Je sais que tu en es capable !
Désabusé, Théodore observa Sidonie se frayer un chemin entre les policiers à grands renforts de coups de coudes et de cris. Ainsi, il ne s'était pas trompé. L'espoir bien illusoire qu'il avait entretenu venait de s'envoler. S'il avait prié pour que les cheveux de tout à l'heure n'appartiennent pas à sa cousine, il n'en était plus rien à présent... Pourquoi fallait-il toujours qu'elle prenne des risques pour un incapable comme lui ?
- Que fais-tu ici ? balbutia-t-il en ouvrant des yeux ronds. Pars, je ne veux plus te voir ! Tu m'exaspères !
Il venait d'être pris d'un brusque accès de colère. Si la repousser était le seul moyen de la préserver, alors il sacrifierait leur amitié...
- Ne crois pas que j'abandonnerai sous prétexte que tu m'ignores, Théodore Shade ! l'admonesta Sidonie en levant un index réprobateur, l'autre main sur la hanche. Je te connais par cœur et ce genre de procédé ne prend pas avec moi ! Tu ne t'en sortiras pas si facilement ! Aurais-tu donc oublié tout ce que nous avons traversé ensemble ? Hein, dis-le moi !
En l'espace d'un instant, l'attention s'était reportée sur Sidonie et Théodore. Les yeux étaient rivés sur eux comme autant de petits phares qui les auraient sondés de leur lumière. Dans le silence de nouveau rétabli, on percevait la tension. Les souffles étaient suspendus et les expressions anxieuses et intéressées à la fois. C'était une ambiance irréelle, presque indescriptible.
- Alors, que comptes-tu faire ? reprit Sidonie en soutenant le regard de son cousin sans sourciller, quoique ses lèvres tremblaient. Tu vas prendre le risque de gâcher ta vie pour une poignée de moins que rien ? Tu vas vraiment me laisser seule et compromettre égoïstement tout ce que nous avons bâti pour le futur ?
Théodore détourna les yeux d'un air fuyant, partagé entre deux choix. Peu lui importait d'avoir à affronter toute une horde de Caninos et une légion de policiers... Peu lui importait aussi de mourir pour satisfaire son désir de vendetta... En revanche, il ne pouvait pas affronter le regard de Sidonie, ni imaginer le chagrin qui serait le sien si d'aventure il venait à périr idiotement pour sa petite vengeance personnelle. Oui, il était égoïste. Cela le dégoûtait de lui-même. Sa cousine s'était souciée de son bien-être quand les autres l'ignorait avec mépris. Elle avait dépensé son temps et ses efforts sans compter pour qu'il vive simplement et connaisse l'affection d'un semblable. Et malgré tout cela, comment la remerciait-il ? En se ruant inconsidérément dans le gouffre obscur de la violence et de la haine. Ni plus ni moins. Il s'agissait là d'une trahison offensante, d'une honte infamante pour celle qui avait toujours été disponible et affectueuse pour lui.
- N'oublie pas que tu es tout ce qu'il y a de plus précieux pour moi... et je ne veux pas te perdre ! déclara Sidonie, perdant le contrôle et s'arrachant des cheveux. Tu m'entends ? Je veux que tu vives !
Livré à un cruel dilemme, Théodore observa succinctement Zan. Lorsque leurs yeux se croisèrent et que leurs pensées ne firent plus qu'une, le jeune homme comprit. Ses bras retombèrent le long de ses flancs tandis que son Pokémon s'agenouillait. Leur volonté avait flanchée. Finalement, ils ne l'auraient pas fait. Ils n'auraient pas achevés leur vengeance...
* * * * * *
Ses pas résonnaient en échos dans le long couloir à l'aspect synthétique qu'elle parcourait, flanquée de deux gardes aux airs patibulaires. A proprement parler, elle n'aimait pas cette escorte plutôt austère, ni même cette prison. Mais elle devait pourtant s'y habituer. Ce serait désormais son lot quotidien si elle espérait voir Théodore.
Sidonie franchit une double porte et déboucha dans un vaste parloir. Scindé en deux parties égales par un comptoir surmonté d'une vitre en plexiglass, il n'accueillait pas foule. Des téléphones étaient fixés sur le comptoir à intervalles réguliers. D'un pas malaisé, la jeune femme s'en approcha et prit place sur un tabouret indiqué par ses gardes. Puis elle attendit, seule et emmurée dans son silence.
Enfin, après cinq minutes qui lui avaient parues des heures, il arriva. Menotté et sévèrement surveillé par un groupe de policiers, mais apparemment en forme. Une barbe naissante lui mangeait le menton en le vieillissant de plusieurs années et des cernes bleues marquaient ses yeux. Hormis cela, Théodore paraissait se porter comme un charme dans son uniforme rapiécé de prisonnier. Si l'on considérait ce qu'il avait vécu durant ces trois derniers jours, c'était plutôt encourageant.
Les cousins se firent face à travers la vitre et s'emparèrent d'un même geste du téléphone placé à leur droite.
- S... salut Théo, bredouilla Sidonie en sentant l'émotion la gagner. Alors, comment vas-tu maintenant que les choses se sont calmées ?
D'une certaine manière, elle redoutait encore l'expression démente et meurtrière qu'elle avait pu lire sur le visage de son cousin. Mais heureusement, ce fut avec son habituel sourire que Théodore l'accueillit et lui répondit :
- On peut affirmer que je vais bien, dit-il en affichant clairement sa volonté d'être pardonné. D'après le juge, j'aurai le droit à des circonstances atténuantes vu que le traducteur Pokémon a obtenu des aveux de Zan. Il a assumé l'entière responsabilité de mes actes et affirmé que j'agissais sous sa contrainte... Le double homicide est également reconnu comme étant son œuvre et il risque la peine capitale ! ajouta-t-il d'une voix devenue hachée. Dire que je ne sais toujours pas pourquoi il hait les humains ! Dire qu'il y a tant de choses que j'ignore de lui et que j'aurais pu apprendre en sa compagnie ! Dire qu'à présent... je ne le reverrai certainement plus jamais !
Le jeune homme se tut et soupira longuement. Sa main était crispée sur le combiné à un tel point que les jointures semblaient sur le point de craquer. Visiblement, le Pokémon occupait encore son esprit. En dépit de ce tout ce qu'il avait pu faire, il était évident que Théodore n'était pas prêt à en faire le deuil, à se séparer de lui. Sidonie, pour sa part, tiqua à l'annonce de cette information. Ainsi, Zan s'était sacrifié pour son dresseur... Peut-être, au fond, n'était-il pas si mauvais que cela, pensa-t-elle. En tout cas, il avait par cette action fait preuve de plus d'humanité que la majorité de ses congénères à elle. Et c'était tout à son honneur.
- Je suis vraiment... balbutia soudain Théodore, les yeux inondés de larmes.
- Tais-toi ! le coupa Sidonie, la voix tremblante. C'est bon, je ne veux pas t'entendre te confondre en excuses. Te voir plutôt bien portant, tant sur le plan physique que moral, constitue pour moi la meilleure des récompenses. Je n'ai pas besoin que tu me le dises pour savoir que ta rédemption est sincère, d'accord ? Alors ne me sors pas de stupides formules toutes faites du genre : " Je suis désolé, arriveras-tu à m'accorder ton pardon ? ". De toute façon, je n'aurai que faire de telles simagrées !
Théodore tamponna ses yeux humides avec une manche de son uniforme. Puis il sourit plus largement que précédemment et baissa la tête, comme plongé dans d'heureux souvenirs. Ce qui d'ailleurs ne lui était pas coutume.
- Dans ce cas, tu vas encore trouver le moyen de me traiter d'idiot, dit-il en rigolant nerveusement, quelque peu nostalgique. Parce que j'aimerais te présenter... mes plus plates excuses pour le tort que je t'ai causé. Jamais je ne pourrai réparer le mal que j'ai fait, tout ces crimes que j'ai perpétrés...
- Je t'ai dis que ça m'était égal ! s'exclama Sidonie en sentant les larmes lui venir à son tour. Je te pardonne ! Oui, je te pardonne d'être si idiot ! Je te pardonne aussi de ne pas avoir compris... de ne pas avoir compris que le plus important ne résidait pas dans le regard des autres, mais dans celui des personnes qui t'aiment !
A ce moment là, Théodore releva brusquement la tête. Et leurs regards se croisèrent. L'émeraude plongea dans l'abîme des iris rouges et y décela une lueur. Voilà précisément ce que Sidonie cherchait. Son cousin avait enfin compris. Sur le visage de Théodore, elle pouvait lire toute la reconnaissance, toute l'affection qu'il lui portait. Ce regard... Il reflétait la vie, l'amour et l'espoir. Tout cela étira un sourire à Sidonie. Enfin, après toutes ces années, elle voyait autre chose en lui que des émotions négatives. Son cousin était prêt. Prêt à affronter la vie en venant tel qu'il était, sans se soucier de l'avis des médisants.
- C'était donc ça que tu voulais dire, murmura le jeune homme en rayonnant fugitivement. La vie est simple... quand on a le choix. Et je crois que pour moi, le plus simple serait encore de rester tel que je suis. Voilà tout. Certains se cherchent toute leur vie durant. Moi, en revanche, j'ai la chance de savoir qui je suis depuis ma naissance. J'ai également la chance de t'avoir toi, Sidonie. Et cela, c'est un don plus précieux que nul autre au monde.
Le visage éclairci de bonté, il se contenta de souffler un ultime mais magnifique mot :
- Merci.
Explications :
Donc, voici mon texte. A première vue, je pense que nous serons tous d'accord pour affirmer que le thème ne saute pas aux yeux. Soit, je vais par conséquent essayer de vous situer le respect du thème (seigneur, aide-moi).
Tout d'abord, on note que le personnage principal, Théodore, a une vie pour le moins compliquée. Et c'est là que ce facteur entre en jeu. Il amène en effet Théodore à faire le point sur son existence et à comprendre à quel point celle des autres est simple. C'est ainsi qu'il en vient lui-même à désirer cette existence simple et dénuée de problèmes. Cela donne résultat à une petite introspection de sa part, assez récurrente. Et c'est là que j'espère coller au thème.
Voilà. Après, je laisse le soin à nos saints correcteurs de donner leur avis expérimenté.
Ah, et aussi : je n'ai pas pu m'empêcher de jouer sur le nom de la chaîne
